Tout devrait opposer Patrick Chamboredon, président de l’Ordre national des infirmiers (ONI), et Patrick Bouet, président du Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom). La géographie, d’abord : le premier a fait toute sa carrière à Marseille, tandis que le second a exercé en Seine-Saint-Denis pendant trente-cinq ans. Le mode d’exercice, ensuite : l’un est un pur produit de l’hôpital public, et l’autre, un libéral pur jus. La politique, aussi : quand l’infirmier ne cesse d’appeler à une extension du champ de compétences de sa profession, le médecin clame qu’il refuse de vendre la sienne à la découpe. L’âge, enfin : moins celui des deux hommes (une grande dizaine d’années les sépare) que celui de leurs institutions, le Cnom faisant figure de grand-père dans un paysage ordinal où l’ONI est le dernier venu. Malgré toutes ces différences, les deux hommes se tutoient, se donnent mutuellement du « Patrick », et affichent une bonne entente qui prend parfois des airs de complicité. Rares sont les points de divergence qu’ils ont laissé affleurer lors de l’entretien croisé qu’ils nous ont accordé dans les locaux cossus du Cnom. Rares, mais pas inexistants.

Vos deux ordres sont, à des degrés divers, confrontés à différentes formes de contestation. Pouvez-vous nous rappeler leur utilité ?

Patrick Chamboredon : L’Ordre infirmier, comme tous les Ordres, fait partie des régulateurs des professions de santé qui ont plusieurs grandes missions. D’abord, la tenue du tableau, ce qui garantit à l’usager d’avoir, en face de lui, la bonne personne, avec le bon diplôme, au bon moment. Notre Ordre propose aussi une éthique et une déontologie à la profession. Il informe, soutient et conseille le corps professionnel, au travers par exemple d’un numéro d’entraide commun à tous les Ordres. Preuve d’ailleurs que les synergies sont possibles entre nous.

Patrick Bouet : Aujourd’hui, notre légitimité naît de deux choses. Tout d’abord, tous les médecins sont inscrits à l’Ordre, même ceux qui contestent son bien-fondé. Qu’ils contestent n’est d’ailleurs pas une mauvaise chose : devoir répondre aux interrogations nous permet d’avancer. Et, deuxièmement, nous sommes des acteurs sollicités par l’ensemble de nos partenaires : notre Ordre a acquis une expertise qui transcende ce qu’était la fonction initiale d’inscription et d’instance disciplinaire. Nous allons beaucoup plus loin, ce qui nous est d’ailleurs reproché par certains. Mais le fait est que nous avons de plus en plus de responsabilités.

En quoi la collaboration entre l'ONI et le Cnom est-elle importante à vos yeux ?

P.B. : Il nous semble essentiel de construire des espaces permettant à nos professions non pas de se déléguer des fonctions, ce qui pour l’Ordre des médecins n’a pas d’intérêt, mais de définir les compétences partagées à mettre en œuvre au service du patient. C’est pourquoi, durant la période récente où l’Ordre infirmier a failli disparaître, nous avons tout fait pour que ce ne soit pas le cas : nous ne voulions pas marginaliser la profession infirmière. Cela ne veut pas dire pour autant que nous partageons les mêmes points de vue sur tout... et vous le verrez !

P.C. : Il faut bien reconnaître que si l’Ordre infirmier est encore là, c’est grâce à la mobilisation du comité de liaison inter-Ordres. Nous n’avons pas de dette, mais nous voyons bien que la présence d’un acteur représentant la profession la plus nombreuse en France était considérée comme essentielle. Depuis, la collaboration entre nos deux Ordres a d’ailleurs permis de grandes réalisations, comme les IPA [infirmières en pratique avancée, NDLR].

Sur les IPA, justement, comment s'est déroulée la discussion entre vos ordres ? 

P.B. : Cela n’a pas été simple, et nous n’avions pas forcément la même analyse au départ. Pour moi, et c’était une base de discussion, il n’était pas question de vendre la médecine par appartements. Il fallait que nous innovions pour apporter des compétences nouvelles à l’un sans dévaloriser la compétence du capitaine du bateau. Je l’assume : ce n’est pas parce que d’autres professionnels acquièrent de nouvelles compétences que celui qui peut le plus ne peut le moins. Nous avons finalement rendu possible cette discussion, ce qui ne veut pas dire que nous avons emporté la conviction de tous les médecins, et que tout le monde est satisfait. Mais nous avons rendu compréhensible, pour les médecins, l’émergence des IPA.

P.C. : Le capitaine n’a pas tout le temps raison [rires] ! Plus sérieusement, sur ce sujet, nous nous sommes tous les deux fait conspuer : à moi, on m’a dit que le statut des IPA n’allait pas assez loin, tandis qu’on disait à Patrick qu’il allait trop loin. Mais je trouve que par une négociation intelligente, nous sommes arrivés à un texte qui est finalement équilibré. Maintenant, ces choses sont derrière nous : 35 universités déploient ce diplôme, les premiers diplômés sont sortis cette année, on constate une forte appétence des professionnels… La question est désormais de savoir comment nous allons réussir à implanter ce nouveau métier sur le territoire. Si nous ne réussissons pas cette transformation, si nous ne parvenons pas à favoriser les conditions nécessaires à l’épanouissement et l’implantation de ces professionnels, tout cela n’aura eu aucun intérêt.

Comment situez-vous la question des transferts et autres délégations de tâches par rapport à celle des pratiques avancées ? 

P.B. : Ces questions se posent forcément différemment. Il y a un principe qui peut paraître choquant, mais que je continuerai d’affirmer : une profession ne bénéficie pas d’un transfert de tâches. L’important pour l’Ordre des médecins n’est pas de savoir si demain on fera faire l’ECG par l’IDE ou si l’infection urinaire sera traitée par le pharmacien. Je m’opposerai toujours à ce type de transfert de compétences ou de délégation de tâches, car je n’y crois pas. Je crois aux compétences partagées, et aux plus-values que nous apportons à ces compétences par chacun de nos métiers. Il faut donc définir les actes qui sont aujourd’hui dans la sphère médicale pure, et dont on peut se dire que la compétence peut aussi être acquise par la profession infirmière.

P.C. : Cela fait dix ans que la Haute Autorité de santé nous demande notre avis sur les protocoles de coopération dans le cadre de l’article 51 de la loi Bachelot. Résultat : aucun de ces protocoles n’est pour l’instant entré dans le domaine de compétence des infirmières dans la formation initiale. Ce type de protocoles est un miroir aux alouettes qui ne nous a jamais fait rêver : leur succès dépend énormément des équipes qui montent le projet, et ils posent des questions complexes, notamment en termes de formation, lorsqu’on veut les généraliser… Ils ont peut-être du sens dans le cadre administratif, mais pas pour les professionnels qui vont faire ces actes-là. Il vaut donc mieux aller vers la définition de nouvelles compétences, bien définies. Et pour cela, nous avons besoin de l’universitarisation. D’où l’importance des IPA, de la brique master, et du fait que les IDE ont désormais une section au Conseil national de universités.

Protocoles de coopération et pratiques avancées sont peut-être différents pour vous, mais ils génèrent les mêmes réticences, voire les mêmes peurs, au sein de vos professions. Comment les atténuer ?

P.C. : Sur les IPA, je ne peux que constater qu’il reste des difficultés sur la question des statuts, des modes d’organisation, de la rémunération… Cela fait deux ans que nous avons les textes, et nous n’avons toujours pas de modèle économique. Les syndicats le déplorent d’ailleurs, et nous sommes là, face à une difficulté qui dépasse largement le périmètre des Ordres. Du point de vue interprofessionnel, je pense que le dialogue entre nos instances peut faire tomber certaines peurs. Le fait d’être formés dans les mêmes universités y contribuera également. Il faut cependant garder à l’esprit que les pratiques avancées sont quelque chose de très innovant à l’échelle française, et qu’il y aura besoin de communication. Il faudra également que l’usager, qui est le plus concerné par ces évolutions, prenne la mesure de ces nouvelles modalités de prise en charge et qu’il y adhère.

P.B. : Il ne faut pas se leurrer : ce ne sont pas les deux Ordres qui peuvent, à eux tout seuls, convaincre tout le monde. C’est au régulateur du système de santé d’agir : si nous ne pouvons pas dire aux professionnels comment nous allons faire vivre ces évolutions sur le territoire, il ne reste que la confrontation. Regardez ce qui se passe à l’intérieur de notre profession. Chez les médecins, on continue d’en appeler à la coopération entre le corps hospitalier et le corps libéral, alors que sur le terrain, nous sommes toujours en train de chercher les outils qui nous permettent de faire vivre le lien ville-hôpital. C’est la même chose pour le débat interprofessionnel. C’est à l’État régalien de transformer la théorie en pratique territoriale. Mais il faut peut-être aussi arrêter de se créer des barrières qui, dans la réalité des faits, ont déjà un peu vacillé. Le généraliste que je suis, qui a exercé en Seine-Saint-Denis pendant trente-cinq ans, a confié depuis belle lurette à l’infirmière la stratégie des pansements de varice ulcéreuse : il se contente de prescrire ce que le professionnel infirmier lui recommande comme étant la meilleure stratégie thérapeutique.

Justement, parlons de ce qui se passe sur le terrain. L'exercice pluriprofessionnel, avec notamment les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), est censé favoriser les coopérations. Comment pouvez-vous aider à les développer ? 

P.C. : Nous favorisons une implication très proactive des infirmières dans les CPTS, parce que nous pensons qu’elles doivent appartenir aux professionnels. Il ne faut pas qu’elles soient une structure de plus. Nous pensons aussi que l’IDE est une bonne coordonnatrice de ces nouveaux modes d’organisation des libéraux : c’est le dernier professionnel de santé à se rendre à toute heure au domicile du patient. Je ne dis pas que le médecin est absent du champ du social, mais l’infirmière y est plus présente. Nous continuons donc à promouvoir les CPTS parce que nous pensons qu’elles doivent appartenir aux cliniciens, et notamment à des cliniciens de proximité qui doivent être en lien avec tous les acteurs, et pas uniquement avec les acteurs de santé.

P.B. : Nous avons sur ce sujet une divergence, même si elle n’est pas fondamentale. J’ai moins confiance que Patrick dans les CPTS. Non pas sur le principe, mais sur la stratégie du millefeuilles qui est en train de se mettre en place. Nous serons vigilants sur le fait que la CPTS ne soit pas une mégastructure supplémentaire, qu’elle ne s’écarte pas de son objectif. Or c’est quelque chose qu’il faut assez souvent rappeler aux ARS. Une fois qu’on a dit cela, je veux bien entendre que l’IDE va au domicile des patients et qu’elle a une expertise médico-sociale, mais le généraliste aussi. Qui est le bon coordinateur ? Ce sera parfois l’infirmière, parfois le médecin… Cela dépendra des territoires et de la réalité des coopérations qui s’y déroulent. Il ne faut pas voir là une question de leadership, mais de coopération efficace. L’avenir est-il à des coordinnateurs professionnels ou à des professionnels coordinnateurs ? C’est une des grandes questions aujourd’hui, et je dois dire que je suis plus intéressé par le second que par le premier.

On oublie donc le « Je décide, il exécute » dans la relation médecin-infirmier ?

P.B. : Un changement des mentalités des professionnels doit s’installer, et il prend du temps. C’est par la réalité des comportements sur le terrain que l’on passera du stade prescripteur/ prescrit au stade de professions coresponsables de la prise en charge d’un patient. On sait quel est l’objectif, et c’est un pari générationnel. Nous parions sur les jeunes générations de médecins, d’infirmières, de kinés, qui sortiront d’un creuset commun, qui auront des passerelles entre leurs différents métiers, et qui vont acquérir une capacité à agir ensemble.

P.C. : Nous n’avons pas de divergence, nous disons la même chose avec des mots différents. Je pense également qu’il faut, pour les CPTS, des cliniciens, des professionnels qui savent de quoi ils parlent, et qu’il faut éviter les structures administratives inutiles. Quant à la compétence des médecins, je ne cherche pas à la nier. Je constate que la pénurie médicale fait que l’infirmière est un peu plus présente au pied du lit du malade. Enfin, sur la coordination, je ne suis pas sûr qu’il faille utiliser le singulier. On peut avoir plusieurs coordinateurs, l’important étant qu’il y ait un dialogue et qu’il soit organisé.

En dehors des évolutions institutionnelles, d'importants changements technologiques sont en train de faire évoluer vos deux professions. Comment affectent-ils votre relation ? 

P.B. : Posons d’abord un postulat : les technologies ne doivent pas nous éloigner de notre raison d’être, c’est-à-dire le patient. Une fois que l’on a posé ce principe, elles ne peuvent que nous rapprocher, puisqu’elles nous permettent de façonner des outils utiles à la coopération interprofessionnelle. J’ai donc plutôt confiance dans ces technologies comme l’un des outils majeurs de ce qui fera la future équipe de soins. La communication, la dématérialisation, l’instantanéité, tout cela ne peut que nous donner des capacités considérables en matière de coopération interprofessionnelle.

P.C. : Pour moi, les technologies ne sont que des outils au service de la prise en charge des usagers. Je pense que plus on aura d’outils qui nous permettront de nous rapprocher, de mieux suivre les patients, d’être plus à l’écoute, d’être plus réactifs, plus nous pourrons dialoguer. Nos métiers sont des métiers de relations : relations avec les patients, et relations entre nous. Je n’ai donc pas de craintes.

Bios express

Patrick Bouet

> Diplômé de la faculté de médecine de Paris en 1983, il s’installe comme généraliste à Villemomble, en Seine-Saint-Denis.

> D’abord engagé au Syndicat national des jeunes médecins généralistes (SNJMG), puis à la Fédération des médecins de France (FMF). En 1995, il est élu président du conseil départemental de l’Ordre des médecins de son département.

> Accède à la présidence du Cnom en 2013.

 

Patrick Chamboredon

> Diplômé de l’Ifsi de Sainte-Marguerite en 1997 après dix ans comme agent des services intérieurs à l’AP-HM.

> Exerce pendant vingt ans en hémodialyse à l’AP-HM, et s’engage dans l’action syndicale, à la Coordination nationale infirmière (CNI).

> Élu président de l’Ordre inter-régional en Paca et en Corse en 2009.

> Accède à la présidence de l’ONI en 2017

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