Article publié dans Concours pluripro, mai 2024
Cette tendance au travail pressé se déploie-t-elle dans le secteur de la santé ?
Elle se déploie dans tous les secteurs. Le modèle de la hâte est constitutif du métier de soignant, au moins à certaines périodes. Mais il s'est accentué dès lors que les contraintes classiques du métier et les caractéristiques de l'identité professionnelle se sont trouvées télescopées par des contraintes gestionnaires, autour des indicateurs de performance à respecter, la tarification à l'acte, l'accentuation de la polyvalence... Tout ceci impose de nouveaux cadres temporels qui ne font pas bon ménage avec la priorité au service rendu. Les équipes de santé au travail que nous avons rencontrées sont aussi impactées. Et dans le secteur libéral, la gestion du temps médical est devenue très compliquée, avec un arbitrage entre le fait d'avoir des horaires extensifs et le fait d'essayer de rester dans des horaires de travail raisonnables mais au prix d'une diminution de l'épaisseur humaine du métier.
Sur quels aspects du travail pressé faudrait-il, à votre avis, agir en priorité ?
C'est un problème aux multiples facettes, et d'une certaine manière, intervenir sur une facette, c'est déjà un premier pas. Dans un ensemble caractérisé par l'accumulation de cadres trop serrés, à différentes échelles – la hâte immédiate, les horaires qui débordent et les parcours professionnels plus heurtés –, dès qu'on apporte une petite respiration dans ces situations de travail, cela redonne une sorte de souffle à l'ensemble. Dans un modèle avec des changements continus, quand on diminue le rythme des bouleversements, des stratégies individuelles et collectives s'installent et donnent davantage de possibilités de gérer les autres dimensions, notamment sur les usages des temps. La priorité, c'est peut-être de retrouver le droit et la possibilité de parler des questions de temps, qu'elles ne soient pas un tabou, une contrainte intouchable. La hâte, c'est l'éléphant dans la pièce, énorme, mais dont on ne parle plus. C'est étonnant. Même lors des enquêtes sur les accidents du travail, on ne recherche pas les éléments temporels.
Les pouvoirs publics vous semblent-ils sensibles à cette notion de travail pressé et à ses effets ?
Le ministère du Travail joue son rôle, avec des personnes très compétentes. La Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) produit des études et des enquêtes qui évoquent les aspects temporels. La Direction générale du travail se préoccupe des conditions de travail, mais le gros de son activité, comme pour les enquêtes sur les accidents, porte sur les aspects juridico-matériels. Mais ce n'est pas simple. Que peut le droit face à l'intensification du travail ? Les entrées sont délicates. Il y a peu de jurisprudence. Récemment, j'ai rencontré des parlementaires et des assistants parlementaires et ils prenaient ce sujet au sérieux, mais on s'est rendu compte que repérer ce qu'ils pourraient modifier par la loi ne va pas de soi.