Décloisonner les prises en charge entre médecine spécialisée et soins primaires : expériences dans cinq pays. Publiée en avril dernier par l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes), cette enquête, réalisée par Lucie Michel et Zeynep Or, interroge l’articulation entre les soins primaires et la médecine spécialisée, à la lumière de huit modèles d’organisation* en Allemagne, Angleterre, États-Unis, Italie et Pays-Bas.

Le point de départ ? « Une demande du Haut Conseil pour l’avenir de l’Assurance maladie (Hcaam) qui avait ouvert un cycle de réflexion autour de la place de la médecine spécialisée dans l’architecture du système de santé. L’instance partait du constat qu’en France, la proportion de médecins spécialistes est de plus en plus importante et leur hyperspécialisation risque de produire une fragmentation de l’offre de soins. Une répartition géographique inégale de ces médecins risque de constituer une autre difficulté d’accès aux soins », expliquent les auteurs.

S’il existe peu de structures d’exercice ambulatoire regroupé en médecine spécialisée à l’étranger, « la tendance est au décloisonnement des frontières entre les médecins spécialistes, qu’ils exercent en ville ou à l’hôpital, et les professionnels exerçant en soins primaires ou dans le secteur médicosocial, avec une volonté de réorganiser les soins en les centrant sur les patients », précise Lucie Michel, docteure en santé publique et sociologie et chargée de recherche à l’Irdes.

Patients et parcours de soins

L’étude met en lumière la nécessité de recentrer les prises en charge sur les besoins des patients, notamment chroniques. D’autant que les modèles étudiés prouvent qu’une meilleure coordination des soins en ville, à l’hôpital et à domicile permet de réduire les hospitalisations répétées. Prendre en compte l’avis et les retours d’expérience des patients peut aussi servir à structurer le parcours de soins. Aux Pays-Bas, par exemple, l’expérimentation de paiement à l’épisode de soins en maternité a inclus les recommandations de femmes enceintes ou ayant récemment accouché. En Italie, les patient reported outcomes measures (Proms) et les patient reported experience measures (Prems) recueillent le point de vue du patient tout au long de son parcours de soins en insuffisance cardiaque chronique.

Quand il est formalisé, ce parcours de soins permet aux soignants « de s’accorder sur les rôles à jouer par chacun aux différentes étapes de la prise en charge ». Deux impératifs s’imposent : s’accorder sur « une vision commune ou des valeurs éthiques de prise en charge » et « engager une réflexion commune sur les besoins de patients », ajoute Zeynep Or, directrice de recherche à l’Irdes.

Des « pivots » entre soins primaires et secondaires

Interrogés sur les modalités de leur travail en équipe, les spécialistes parlent d’un professionnel « pivot » qui facilite la communication entre les différentes structures. Un rôle souvent porté, dans les cas étudiés, par une infirmière de pratique avancée (IPA).

Ainsi, en Angleterre, les community matrons, des infirmières cliniciennes seniors spécialisées dans la gestion de patients âgés complexes à domicile, identifient les besoins, émettent un diagnostic, prescrivent des médicaments, et peuvent référer le patient à un spécialiste sans passer par le généraliste. « Je n’ai pas le même focus qu’un médecin : je me concentre sur la valeur que les gens accordent à leur diagnostic, quel qu’il soit. Pour moi, le soin, c’est avant tout ce qu’en dit le patient », explique l’une d'entre elles.

L’étude rapporte que les spécialistes voudraient « mieux s’impliquer dans le suivi global du patient et la prévention des risques et des complications évitables », précisent les auteurs. En Angleterre, des « consultants » étudient les dossiers médicaux rédigés par les généralistes pour les accompagner dans le diagnostic de bronchopneumopathie chronique obstructive et leur proposer des formations directement au sein de leur cabinet. Aux États-Unis, des « navigateurs » en oncologie – poste occupé par des infirmières, des IPA, des kinésithérapeutes ou encore des assistantes sociales – interviennent comme soignants référents auprès des patients, tant pour des questions médicales que plus pratiques d’accès aux soins et services médicosociaux.

« Les nouvelles organisations de soins que nous avons observées sont le résultat d’une réflexion collective des professionnels de santé locaux et des pouvoirs publics sur la meilleure manière de prendre soin de la population de leur territoire », analysent les auteurs. Des organisations qui supposent de nouvelles répartitions des tâches et des responsabilités. Et dans cet écosystème, le médecin spécialiste, qu’il soit coordinateur, consultant, formateur ou pivot, a une multiplicité de fonctions, à la frontière souvent des différentes professions et organisations.

* Le service de gériatrie intégré à Leeds et le service respiratoire intégré de Whittington à Londres (Royaume-Uni) ; les expérimentations de paiement à l’épisode de soins de maternité intégrés aux Pays-Bas ; les réseaux de prise en charge du pied diabétique et le réseau territorial de prise en charge de l’insuffisance cardiaque en Toscane (Italie) ; le centres de soins ambulatoires à Berlin (Allemagne) ; le modèle de soins intégrés en cancérologie et insuffisance rénale chronique à Chapel Hill en Caroline du Nord (États-Unis).

2 questions à Lucie Camille et Zeynep Or

« La recherche de nouvelles formes d’organisation émane du terrain »

À partir des cinq pays étudiés, quels sont les démarches et les outils communs pour décloisonner les prises en charge entre médecine spécialisée et soins primaires ?

En premier lieu, on constate que la recherche de nouvelles formes d’organisation et de coopération émane principalement des professionnels sur le terrain. L’impulsion vient souvent d’un problème de prise en charge local ou national et d’une volonté d’améliorer cette prise en charge et le parcours de soins. On observe aussi l’émergence de professionnels qui jouent un rôle « pivot » entre plusieurs organisations et équipes pluriprofessionnelles. Enfin, on note que ces modèles fonctionnent aussi parce que les hôpitaux et les professionnels de santé ne sont pas perdants financièrement lorsqu’ils se réorganisent pour améliorer les parcours de soins.

Dans les cas étudiés, la rémunération par capitation ou sur une base salariale facilite la collaboration car la redéfinition des rôles ne représente pas un risque financier. Dans tous les cas, les incitations financières sont conçues pour encourager tous les professionnels, en ville, à l’hôpital ou à domicile, à travailler avec les mêmes objectifs. Mais tous ces exemples illustrent clairement le fait que l’évolution du financement arrive bien souvent comme la dernière étape d’une transformation organisationnelle amorcée depuis longtemps.

Quels enseignements peut-on tirer de votre étude, concernant la crise du Covid-19 ?

La prise en charge des patients atteints du Covid-19 met à l’épreuve tous les acteurs du système de santé. Les questions de coordination et d’efficacité des parcours de soins sont plus que jamais essentielles. Il est évident qu’une organisation efficace en ville et au domicile peut réduire la tension à l’hôpital, mais aussi la progression de l’épidémie. C’est aussi le constat que font nos collègues italiennes : en Vénétie, une stratégie de prise en charge plus orientée à domicile, avec une organisation des tests et du suivi par des professionnels de ville, semble réduire les hospitalisations comparativement à la Lombardie voisine. En France, de nouvelles formes de pratiques et d’organisations se sont développées spontanément et rapidement dans plusieurs régions : regroupement des professionnels dans des centres de santé Covid, équipes mobiles de soins primaires qui assurent la continuité des soins à domicile, mise en réseau des praticiens…

Il serait utile de capitaliser, pérenniser et soutenir les solutions organisationnelles trouvées par les professionnels, qui bousculent les frontières entre les soins de ville et l’hôpital. Cette comparaison internationale a aussi montré les démarches en cours dans certains pays pour mieux inclure les prestations médicosociales, voire sociales, dans la prise en charge globale. En France, la crise actuelle n’est pas sans faire émerger les difficultés des auxiliaires de vies, aides à domicile et aides-soignantes qui sont en première ligne mais peu soutenues face à la gestion de l’épidémie. Cette crise sera peut-être une opportunité de mieux les intégrer dans des nouvelles organisations pluriprofessionnelles.

Propos parus dans la Lettre d’information de l’Irdes, no 213, avril 2020.

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