C’est la loi relative à l’organisation et la transformation du système de santé de juillet 2019 qui évoque, sous l’objectif « Créer un collectif de soins au service des patients et mieux structurer l’offre de soins dans les territoires », le « principe de responsabilité populationnelle des acteurs de santé d’un territoire ». En d’autres mots, « l’ensemble des acteurs de santé d’un territoire est responsable de l’amélioration de la santé de la population de ce territoire ainsi que de la prise en charge optimale des patients de ce territoire » (art. L1434-10 du code de la santé publique).

Avec le déploiement des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) et l’objectif des 1 000 structures à l’horizon 2022, les notions de territoire et de population sont, plus que jamais, au cœur des priorités du gouvernement. Déjà, en octobre 2018, Agnès Buzyn, alors ministre de la Santé, présentait la « responsabilité populationnelle » comme l’un des « principaux mots d’ordre de l’organisation des soins de demain ». Et réaffirmait, quelques mois plus tard, que « les enjeux d’accès aux soins, d’organisation des parcours de santé, de prévention populationnelle, de maintien ou d’installation des médecins se jouaient en grande partie au niveau du territoire ». 

De la patientèle à la population

La notion de responsabilité populationnelle naît au Québec d’une analyse « commune à la plupart des systèmes de santé avancés, explique Antoine Malone, responsable du pôle Prospective Europe International à la Fédération hospitalière de France (FHF). Car le constat est le même : construits en silos, les systèmes de santé sont mal adaptés pour faire face au vieillissement de la population ou à la montée en puissance des pathologies chroniques. »

Qu’est-ce que la responsabilité populationnelle ? Elle implique « l’obligation pour l’ensemble des acteurs de santé d’un territoire de maintenir et d’améliorer la santé, le bien-être et l’autonomie de la population, rendant accessible un ensemble de services sociaux et de santé pertinents, coordonnés, qui répondent de manière optimale aux besoins exprimés et non exprimés de la population, assurant l’accompagnement des personnes et le soutien requis et agissant en amont, sur les déterminants de la santé », précise l’Institut national de santé publique du  Québec. Des mots-clés qui soulignent l’engagement nécessaire des acteurs pour organiser les réponses aux besoins en santé de la population d’un territoire.

Si le concept s’inscrit dans la loi au Québec en 2003 au moment de la création des réseaux locaux de santé et des centres de santé et de services sociaux, c’est en 2017 qu’il se rapproche des côtes françaises. « Nous faisions ici le même constat d’un système de santé très fragmenté. Des défis “nouveaux” (extension des déserts médicaux, fortes inégalités de santé, crise du modèle financier, etc.) qui complexifient les plus “anciens” : la fracture entre la ville et l’hôpital, la faiblesse de la prévention… », poursuit Antoine Malone.

En 2018, la FHF décide de donner corps à cette approche. Avec en ligne de mire un triple objectif : « Une meilleure santé pour la population, une meilleure expérience pour le patient, un moindre coût pour la société », poursuit-il. La FHF lance donc une expérimentation qui couvre un bassin de 1,5 million d’habitants, autour de la prise en charge du diabète et de l’insuffisance cardiaque. « Il s’agissait d’abord de développer un modèle théorique du fonctionnement en prenant en compte les spécificités de notre système de santé : la diversité des pratiques, l’attachement au statut de libéral ou encore le fort engagement des professionnels... avance Antoine Malone. Mais avant tout, il fallait convenir d’une bonne façon de procéder. » Première étape : des réunions cliniques pour rassembler, autour d’une table, l’ensemble des ressources nécessaires. « Et l’hôpital peut apporter son soutien, affirme-t-il, notamment dans la mise à disposition de salles, de matériel, de ressources… » Pour autant, l’hôpital ne tient pas le rôle de « chef d’orchestre », mais de « support ».

Le club des cinq

Élément moteur de l’expérimentation dans le Douaisis, le CH de Douai possédait déjà une expérience de ce type de fonctionnement, précise Franck Laureyns, son directeur de la stratégie, des affaires médicales et de la communication : « Nous avions déjà créé en 2015 un comité mixte ville-hôpital pour réfléchir aux mesures pour faciliter la coordination sur les parcours dits classiques, aux actions de prévention des maladies à forte prévalence dans notre territoire… » Un « terreau favorable » donc pour entamer cette réflexion populationnelle, précise-t-il.

Juin 2019, les premières réunions cliniques sont lancées avec deux groupes de travail et une large représentativité des différents collèges : spécialistes hospitaliers et libéraux, médecins du travail, assistants sociaux, médecins généralistes, infirmières libérales, pharmaciens, associations de patients, diététiciennes… « Après avoir identifié une population donnée, il s’agit de la “stratifier” en fonction de ses besoins et des facteurs de risque. Il convient ensuite d’élaborer des programmes cliniques, sorte de “recette de cuisine” partagée, et d’en mesurer les effets. Dernière étape : capitaliser sur l’expérience pour améliorer la réponse aux besoins, la prise en charge et l’efficience », explique Antoine Malone.

En ville, le projet est bien reçu. Car si des actions sont déjà amorcées dans les territoires sur la question du diabète – éducation thérapeutique du patient, actions de dépistage et de prévention, télésurveillance –, il y a un vrai besoin de prise de conscience et d’information sur l’insuffisance cardiaque, pour notamment être en mesure de mieux identifier, en amont, les facteurs de risque, et de dessiner, en aval, des parcours bien fléchés. La formule plaît : les réunions cliniques bimensuelles font salle comble, la plupart des leaders d’opinion du territoire sont présents... « La responsabilité populationnelle permet, pour la première fois, de définir ensemble et de s’engager collectivement sur des objectifs communs, notamment de qualité. Elle permet aussi, grâce aux chemins cliniques, de mieux appréhender la prévention et la gestion des parcours. Si l’hôpital soigne mais ne contribue pas toujours à une politique de prévention avec les acteurs de ville, aujourd’hui, on décloisonne ! Car si on fait de la prévention déconnectée d’un circuit de prise en charge, on crée une nouvelle fois des ruptures dans le parcours », analyse Franck Laureyns. 

Une affaire de CPTS ? 

Cette « responsabilité collective des professionnels vis-à-vis de la santé de la population d’un territoire », comme préfère la nommer le Dr Hector Falcoff, médecin généraliste et président du conseil d’administration de la CPTS 13 (Paris), interroge la capacité de « s’enthousiasmer ensemble ». Une « co-construction » qui représente un vrai « changement de paradigme » du fait « des limites atteintes par la régulation de l’offre et la prise de conscience qu’on a tout à gagner à combiner les efforts des régulateurs et des professionnels », affirme le médecin. D’autant que « la responsabilité populationnelle permet d’explorer toutes les pistes et de repérer l’ensemble des obstacles, des problèmes et des contraintes sur le territoire. Et d’imaginer ensemble les solutions ».

Ce sens du collectif s’exprime au sein de la CPTS 13 où des représentants d’usagers assistent aux réunions et « préparent les professionnels à penser au-delà de leur brochure », note Christian Guérin, membre de l’association Génération 13. Pour Sylvain Gautier, enseignant chercheur à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines (Île-de-France), la responsabilité populationnelle engendre trois changements.  

1) en termes d’objectifs : il faut s’attarder sur les déterminants de la santé, miser sur la prévention, améliorer les conditions de logement…

2) En termes de public : comme on ne s’adresse plus à un seul malade mais à toute une population (des malades et des bien-portants), les actions doivent être pensées dans une dimension plus globale mais qui, paradoxalement, permet de mieux s’attarder sur les individus les plus vulnérables.

3) En termes d’échelle : avec la notion de territoire, on va penser différemment l’offre de service et l’organiser au mieux pour un égal accès aux soins et de prestations de qualité.

Si cette notion est venue formaliser des actions déjà en place dans les territoires, c’est la mise en place des pôles de santé qui en constitue le premier indice, avance Sylvain Gautier : « Le pôle de santé représente un éclatement géographique qui dessinait déjà le territoire de santé. Mais on restait sur une focalisation patientèle… Le changement d’appellation (de pôle de santé à CPTS) intervient dans un contexte où on a envie de consacrer, dans le droit, la notion de responsabilité populationnelle. La CPTS est, en ce sens, un outil opportun. Le terrain de jeu s’agrandit et les actions peuvent s’inscrire à plus large échelle… Ce qui est une vraie demande du terrain ! Mais l’approche populationnelle est possible uniquement si les professionnels connaissent la situation de la population et du territoire. » Pour autant, la CPTS doit-elle être l’entité en charge de l’approche populationnelle ? « Non, affirme Hector Falcoff. Car elle n’a pas les moyens physiques pour porter, seule, cette démarche. Mais elle va fortement y contribuer. » 

Entre ARS et soignants

Deux piliers sont essentiels, soutient Sylvain Gautier.  

a) Les agences régionales de santé (ARS) : mettre en place une approche populationnelle, c’est donner à voir la population, la rendre concrète. Et cela passe par la mise à disposition des données de santé, en toute transparence. L’ARS doit intervenir pour définir les priorités et les objectifs, identifier les actions efficaces et s’en faire le relais auprès du terrain, proscrire toute approche stigmatisante, évaluer les actions dans une logique d’amélioration des pratiques…  

b) Les professionnels de santé : s’il ne s’agit pas d’abandonner le colloque singulier, il faut l’inscrire dans une démarche plus globale. Ce qui suppose d’apprendre « à lire le social derrière le vital », explique Sylvain Gautier. Les études de santé doivent préparer en ce sens : « Enseigner une santé publique de l’action et non une idée de ce que signifie le mot “population”. L’essentiel, c’est d’apprendre les démarches projets, les techniques d’animation, les outils de coordination, la gestion du risque… »

Comment se former ? 

Cet enseignement à la dynamique territoriale doit être injecté tant dans la formation initiale que continue. Et, une fois encore, il s’agit de changer d’échelle : « Est-ce qu’on se satisfait de toucher seulement le petit nombre de professionnels, de leaders syndicaux ou associatifs acculturés à ces notions ou vise-t-on aussi à englober les autres 90 % ? », s’interroge Sylvain Gautier, convaincu de la pertinence des stages qui « permettent, en plus de la confrontation avec le futur milieu professionnel, de percevoir la dimension territoriale du métier. Notamment à travers des stages en CPTS. Il faut donc rapprocher le milieu universitaire et les CPTS. » Ce que soutient Cyril Truchard, interne en biologie médicale à Rouen : « Pour comprendre cette notion, il faut aller sur le terrain pour voir une réalité dont on entend uniquement parler en amphi. »

Une formation qui doit intervenir à toutes les échelles : les leaders, les coordinateurs, les directeurs d’établissement, les professionnels de santé… Ainsi, « le coordinateur sera en attente d’une formation différente de sa formation de coordinateur. Ne serait-ce qu’en termes de mécanismes sociopolitiques au sein du territoire », prévient Sylvain  Gautier. Quitte à envisager, à l’avenir, la création d’une formation plus régionale tournée vers les enjeux et les spécificités de chaque territoire…

Seule une co-construction des réponses aux besoins en santé d’un territoire permettra la mise en place d’une vraie approche populationnelle. Une sorte de consensus territorial pour appréhender le système de santé comme un bien commun qui répond à l’intérêt de chacun. Une révolution organisationnelle qui ne pourra s’affranchir des usages qu’au prix d’un sens partagé du mot « territoire ».  

Rencontre

Mission « éclaireur » en CPTS

Interne en biologie médicale à Rouen, Cyril Truchard a participé à une expérimentation initiée par la région Île-de-France pour « exfiltrer les étudiants en médecine du CHU » et leur faire découvrir « différemment » les CPTS. Ils sont deux à accepter cette mission d’ « éclaireur » pendant trois à quatre semaines pour déterminer la pertinence des CPTS comme lieux de stage.

« En France, les études sont très CHU-centrées, et on travaille de façon très cloisonnée. Et je suis un pur produit du système ! À l’époque, je ne savais pas ce qu’était une CPTS… », avoue-t-il. De ses quatre semaines de stage entre les CPTS Bobigny-Bondy, Paris-13 et Paris-14, l’étudiant se frotte aux nombreux réseaux et associations, aux différentes prises en charge, aux autres professions… « L’aspect social est très peu connu des soignants. Et on ne propose rien au patient à sa sortie de l’hôpital. Alors que si on sait ce qui existe, on peut le diriger vers des structures adaptées ou des aides possibles », affirme-t-il.

Si Cyril Truchard y découvre le fonctionnement pluriprofessionnel, il comprend que l’étudiant en stage doit s’inscrire dans une initiative « du terrain », « une action de prévention ou de dépistage, par exemple » qui l’amène à comprendre la construction et le suivi de projets. Ce qu’il retient de son mois d’observation ? « Confronté à une certaine autonomie, un étudiant développe de nouvelles compétences et de nouvelles approches, dont des compétences sociales… » 

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