Le parcours pour se lancer dans l’exercice regroupé vous paraît-il encore difficile ?

J’ai l’impression qu’il commence à être bien balisé et accompagné. Dans la plupart des ARS et dans plusieurs unions régionales des professionnels de santé (URPS), il y a un ou plusieurs chargés de mission qui aident les professionnels à opérer ce mouvement. Sans oublier les cabinets de conseil qui opèrent sur ce secteur. Aujourd’hui, nous commençons à avoir un peu de recul par rapport aux pionniers, et beaucoup d’aides sont mobilisables.

Est-ce le cas aussi pour les autres professionnels de santé, hors médecins ?

Le discours est peut-être encore un peu plus craintif. La crainte principale étant de rejouer la domination médicale, alors que certains professionnels libéraux ont cherché à s’en défaire en quittant l’hôpital.

Quelles modifications ce mode d’exercice apporte-t-il aux relations interprofessionnelles ?

Il y a une culture de la coordination qui s’installe, les jeunes professionnels ayant un discours plus égalitaire entre les professions. C’est peut-être un peu moins le cas de la génération précédente. Les professionnels que je rencontre dans les MSP sont, en tout cas, tous très ouverts à une nouvelle répartition et organisation des tâches, possible notamment grâce aux protocoles pluriprofessionnels et aux réunions de concertation en équipe. Mais en dehors des protocoles, des délégations ont également lieu au cas par cas, de manière très informelle.

Je pense que les professionnels trouvent tous leur intérêt à une forme de nouvelle division du travail. Du côté des médecins délégants, cela permet de récupérer du « temps médical ». Du côté des professionnels délégataires, ils le vivent comme une reconnaissance de compétences qu’ils ont déjà : une reconnaissance de la part des médecins généralistes mais aussi des autorités sanitaires. C’est le cas, par exemple, du protocole AVK. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de conflits ou de négociations autour de la division des tâches. Les quelques tensions que j’ai pu constater concernaient notamment le suivi des femmes enceintes, lorsque par exemple le médecin doit prescrire un congé pathologique alors que la patiente est suivie par une sage-femme. J’ai vu des médecins qui regrettaient qu’on ne les appelle que pour l’aspect administratif dans certains cas. Il faudra aussi bien observer ce qu’il se passe avec le déploiement des IPA. Pour résumer et pour reprendre les mots de l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes), on est passé d’une culture libérale, individuelle et monoprofessionnelle à une culture plus contractuelle, collective et pluriprofessionnelle.

 

Anne Moyal
Anne Moyal © A.M. 

 

Quel impact a ce changement d’exercice sur les relations avec les tutelles ?

Les nouvelles organisations d’exercice regroupé s’inscrivent dans un mouvement plus général qui relève d’un choix politique bien particulier : celui de ne pas contraindre ces professionnels. L’État reste en effet attaché à un modèle qui garantit les libertés des patients d’un côté (choix des professionnels de santé, accès direct possible à un spécialiste…) et les libertés des libéraux (liberté d’installation, liberté d’organisation et de coordination…). Tous les outils qui sont proposés aujourd’hui pour réorganiser le secteur des soins primaires, comme les nouveaux modes de rémunération (NMR) ou les primes à l’installation, sont des instruments incitatifs et non coercitifs. Les maisons de santé en sont vraiment l’exemple puisque les professionnels ne sont pas obligés d’aller s’y installer.

Ils y sont incités de deux manières. D’abord, par l’obtention du label « maison de santé », qui est un signal donné non seulement à la population mais aussi aux autres professionnels. Ensuite, par la mise en place des NMR. De manière générale, les professionnels ne gagnent pas plus d’argent qu’auparavant, mais cela leur permet de dédier du temps à des activités et des pratiques de coordination qu’ils estiment nécessaires.

Vous évoquez la notion de liberté…

Avec le développement de ces dispositifs incitatifs, j’observe une forme de dépendance des autorités sanitaires vis-à-vis des professionnels. Sans la volonté des professionnels de se lancer dans un exercice regroupé, il n’y aurait pas plus de 1 000 maisons de santé aujourd’hui. Si les tutelles ne veulent pas faire face au rejet des professionnels, elles doivent accepter une certaine appropriation du modèle MSP par les professionnels, qui le forgent selon leurs besoins sur le terrain. C’est le premier résultat de ma recherche : la mise en œuvre sur le terrain conduit à des modifications de ce modèle au niveau local. Aujourd’hui, le cadre n’est pas encore très contraignant et les professionnels peuvent créer à l’intérieur de ce cadre. En revanche, je me demande si ce sera encore le cas dans dix ou vingt ans. Les professionnels de demain auront-ils autant de liberté que les pionniers ? Lors de mes entretiens, ils me disent en effet que le cadre se durcit entre d’abord l’expérimentation des NMR, puis le règlement arbitral en 2015, et enfin l’ACI en 2017. Les critères sont de plus en plus affinés. Il y a de plus en plus de justificatifs à fournir pour montrer qu’on respecte les critères, avec un nombre spécifique de dossiers à présenter en réunion de consultations, un nombre de protocoles…

Cette question de la liberté est-elle encore présente chez les jeunes qui se posent la question de choisir un exercice regroupé ?

J’ai interrogé des internes, des externes et des représentants de l’InterSyndicale nationale autonome représentative des internes de médecine générale (Isnar-IMG) et du Regroupement autonome des généralistes jeunes installés et remplaçants (Reagjir). J’ai l’impression que la nouvelle génération est plus ouverte à un mode d’exercice salarié. Ils sont moins attachés à la rhétorique libérale. On voit d’ailleurs que les centres de santé sont une des options complètement considérées par les jeunes diplômés. Or, au moment où ces structures étaient créées dans les années 1970, cela n’intéressait qu’une frange de médecins très impliqués dans la médecine sociale. Aujourd’hui, le côté moins entrepreneurial et le fait que les fonctions support soient prises en charge par d’autres personnes les soulagent. Pour sa thèse, Anne Moyal a rencontré 150 personnes, dont une grande majorité de professionnels de santé, et visité six maisons de santé, en passant à chaque fois plusieurs jours sur place à observer et interviewer les professionnels.

*Pour sa thèse, Anne Moyal a rencontré 150 personnes, dont une grande majorité de professionnels de santé, et visité six maisons de santé, en passant à chaque fois plusieurs jours sur place à observer et interviewer les professionnels.

**Anne Moyal a auparavant travaillé trois ans dans le cabinet de conseil Acsantis, spécialisé dans l'accompagnement des évolutions du système de santé. 

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