"Le report des revalorisations prévues pour les kinésithérapeutes, en raison du dépassement de l'objectif national de dépenses d’Assurance maladie, illustre une mécanique budgétaire implacable, mais profondément injuste. Il révèle un déséquilibre systémique : la solidarité interprofessionnelle imposée indistinctement fait peser sur les kinés les conséquences de dérives budgétaires auxquelles ils ne contribuent pas. Ce traitement accentue le sentiment d’humiliation et de mépris, déjà nourri par un déficit chronique de reconnaissance institutionnelle. 

Les syndicats parlent de trahison. Pourtant, cette clause de report est inscrite dans les textes. Dès lors, pourquoi une telle indignation ? Parce qu'elle s’inscrit dans un contexte plus large de myopie institutionnelle et de cécité cognitive collective. Depuis 2021, la Cour des comptes alerte sur les risques de dérive de l’Ondam et recommande explicitement de conditionner les revalorisations au respect de l’objectif. Ces alertes, largement documentées dans ses rapports successifs, ont été ignorées ou minimisées. Malgré des avertissements clairs en mai 2024 et 2025 sur la perte de contrôle des dépenses, aucun acteur n’a anticipé sérieusement les conséquences prévisibles. 

Cette inaction s’explique par une illusion de partenariat loyal. Sociologiquement, il s’agit d’un consentement sous contrainte, dans une relation asymétrique entre la Cnam et les représentants professionnels. Comme l’écrit Bourdieu, le contrat est souvent accepté, faute de mieux. La signature d’un avenant peut masquer une adhésion contrainte, déconnectée des rapports de force réels. D’où un sentiment de trahison quand ce contrat se transforme en mécanisme de sanction. 

L’asymétrie ne porte pas que sur les forces, mais aussi sur les responsabilités : la solidarité est exigée sans que les professionnels soient impliqués dans la gouvernance des décisions. Ce mécanisme d’action publique – imposer des règles indifférenciées à des groupes différenciés – est typique d’une régulation inefficace et injuste. Et la conséquence est double : un sentiment d’injustice doublé d’un transfert des charges symboliques de la décision politique vers les professionnels. La technicisation du débat permet de dépolitiser les choix et d’évacuer toute contestation. 

Ces mécanismes engendrent une blessure morale. Les kinés, invisibilisés dans la gouvernance de la santé, vivent cette situation comme une humiliation collective. Cette séquence illustre une forme de mépris institutionnel, qui nourrit la défiance et fragilise la coopération. On observe déjà une désaffiliation : désengagement syndical, retrait des négociations, sentiment de relégation… Pour éviter le délitement, il faut une refondation du système conventionnel. L’épisode actuel ne relève pas d’un simple dysfonctionnement budgétaire, mais d’une crise structurelle de méthode et de légitimité. Le modèle actuel, fondé sur une logique technocratique et descendante, est épuisé. 

Cette refondation doit être structurelle et démocratique. Elle suppose un nouveau pacte conventionnel fondé sur la reconnaissance des spécificités professionnelles, la co-construction des objectifs de santé publique, et une gouvernance réellement partagée. Il ne s’agit pas seulement de réparer une injustice ponctuelle, mais de restaurer les conditions d’une démocratie sanitaire vivante, efficace et équitable." 

* Jean-François Dumas est également diplômé de SciencesPo Paris et secrétaire général du Conseil national de l'Ordre des kinés.
RETOUR HAUT DE PAGE