Longtemps attendu et âprement négocié, l’exercice en pratique avancée infirmière sera bientôt une réalité. Introduit par la loi de modernisation de notre système de santé du 26  janvier 2016(1), c’est le décret du 18 juillet 2018 qui encadre les modes d’exercice et de formation, ainsi que les missions de l’infirmier en pratique avancée, soit "des activités d’orientation, d’éducation, de prévention ou de dépistage ; des actes d’évaluation et de conclusion clinique, des actes techniques et des actes de surveillance clinique et paraclinique ; des prescriptions de produits de santé non soumis à prescription médicale, des prescriptions d’examens complémentaires, des renouvellements ou adaptations de prescriptions médicales", précise le ministère de la Santé. La pratique avancée infirmière doit ainsi aider à améliorer l’accès aux soins et la qualité du parcours patient, et à libérer du temps médical. Objectif du gouvernement : former 5 000 IPA d’ici la fin du quinquennat, dont la moitié exerceraient en ville…

Qu’est-ce que la pratique avancée  ? "L’infirmier/ère diplômé/e qui exerce en pratique avancée a acquis des connaissances théoriques, le savoir-faire aux prises de décisions complexes, de même que les compétences cliniques indispensables à la pratique avancée de sa profession", précise le Conseil international des infirmiers (CII). Des compétences élargies – pratique clinique, consultation, leadership, recherche, expertise, conseil, prise de décision éthique, etc. – qui en font des super-infirmières, à la frontière entre l’infirmière et le médecin. Comme le soulignait Agnès Buzyn le 9 juillet 2018, lors du Comité national de suivi du plan d’accès territorial aux soins, "l’exercice par des professionnels paramédicaux de compétences habituellement dévolues aux médecins constitue une innovation majeure qui facilitera l’accès aux soins pour certains patients atteints de pathologies chroniques". Des propos secondés par Patrick Chamboredon, président de l’Ordre national des infirmiers, ravi de cette "avancée professionnelle" qui confirme "la meilleure reconnaissance du rôle des infirmiers auprès des patients".

Des super-infirmières en devenir

Infirmière responsable d’une équipe de douze infirmières en poste au centre municipal de santé (CMS) de Pantin, en région parisienne, Claudia Monaco s’est inscrite au diplôme d’État (DE) en pratique avancée à l’université Paris-Diderot. Un choix motivé par le besoin de faire reconnaître son expertise : "J’ai intégré en 2015 le projet Prefics (Préfiguration d’infirmiers cliniciens spécialisés) proposé par l’ARS Île-de-France. Ce projet avant-gardiste, qui comptait deux infirmières de CMS et deux infirmières hospitalières, visait à définir les grandes lignes de ce que serait la pratique avancée. Un partenariat signé avec l’université Paris-Diderot nous a permis d’intégrer un master 1 de santé publique qui proposait une spécialisation infirmière en 2e année. Une maquette de formation peu éloignée de celle que l’on propose aujourd’hui en pratique avancée. Cette année, j’ai intégré, grâce à une validation des acquis personnels et professionnels (VAPP), la 2e année du diplôme, en complétant par des modules physiopathologie et clinique, et un stage d’un mois." 

Onze universités ont dispensé, à la rentrée 2018, cette formation dans trois domaines d’intervention au choix (une 4e mention devrait être intégrée dès la rentrée prochaine) : "Oncologie et hémato-oncologie" ; "Maladie rénale chronique, dialyse, transplantation rénale" ; "Pathologies chroniques stabilisées ; prévention et polypathologies courantes en soins primaires"(2). Un DE, dont le référentiel est établi par les ministères de la Santé et de l’Enseignement supérieur, reconnu au grade master sans en porter la mention. Un choix assumé : "Chaque université pouvant gérer un master à sa guise, nous avons opté pour un DE ayant grade de master afin de pouvoir intervenir sur les critères d’admission et la maquette de formation et garantir ainsi une harmonisation des enseignements", explique le Dr Michel Varroud-Vial, conseiller médical soins primaires et professions libérales à la Direction générale de l’offre de soins (DGOS).

Accessible uniquement aux candidats justifiant d’un DE infirmier, d’un diplôme étranger reconnu en France pour l’exercice de la profession infirmière ou d’une autorisation d’exercer délivrée par le préfet, le diplôme est proposé en formation initiale ou continue, mais l’exercice en pratique avancée doit impérativement "justifier de trois années minimum d’exercice en équivalent temps plein de la profession d’infirmier", indique le décret. En clair, si un infirmier tout juste diplômé peut accéder directement à la formation en pratique avancée, il devra en revanche exercer trois ans avant de se prévaloir IPA. "C’est là un danger, souligne Tatiana Henriot, présidente de l’Union nationale des infirmiers en pratique avancée (Unipa), car les hôpitaux risquent, à terme, de proposer des postes d’IPA uniquement à ceux qui ont déjà le diplôme. Une façon détournée de pousser les infirmières à se financer à leurs frais et d’éviter de prendre en charge la formation continue de celles qui sont déjà en poste." Le syndicat souhaite ainsi défendre l’accès à la formation à travers une équité dans les modalités et le financement des études.

Les hospitaliers en force

L’Unipa(3) a été créée en février dernier, fruit d’un collectif de 22 infirmiers étudiants en pratique avancée réunis en syndicat. Objectifs : être l’organe représentatif pour les futures négociations liées aux conditions d’exercice, défendre les intérêts de la profession et la reconnaissance de la pratique avancée, maintenir un niveau de qualité et une éthique professionnelle, et coconstruire avec les autres représentants de la profession infirmière et des autres professions pour une meilleure implantation dans les équipes de soins pluriprofessionnelles. Cette notion d’équipe est importante, estime la présidente de l’Unipa, d’autant plus que l’IPA doit s’inscrire au sein d’une équipe de soins primaires coordonnée par le médecin, en assistance d’un médecin spécialiste ou au sein d’un établissement de santé, médico-social ou d’un hôpital des armées.

Si les compétences d’intervention des IPA devraient s’ouvrir dès la rentrée prochaine à la psychiatrie et la santé mentale, les référentiels de compétences et d’activités sont encore en discussion, et le périmètre des missions n’est toujours pas arrêté, déplore un membre du comité de concertation, notamment en raison de désaccords avec les médecins généralistes et les psychiatres : prescription, mise en œuvre de traitements non médicamenteux, problème de coordination… D’où le retard pris dans la parution des textes, initialement prévue pour fin avril dernier et décalée à fin de ce mois de mai. D’autres mentions devraient être rajoutées à l’avenir, explique le Dr Michel Varroud-Vial de la DGOS : "On pense notamment aux soins palliatifs, car il y a un vrai besoin et un vide dans la pratique de ville." 

En 2018, 324 étudiants étaient inscrits à la formation, soit 252 en première année (167 hospitaliers et 85 libéraux), et 72 en deuxième année via la VAPP (47 hospitaliers et 25 libéraux). "Le pourcentage de libéraux est plus faible cette année, mais cela devrait s’équilibrer dès la rentrée prochaine, estime Michel Varroud-Vial. Il y aura également plus d’universités agréées, une plus grande capacité d’accueil…" Il faudra, en revanche, être en mesure de proposer, à tous ces étudiants, un (ou plusieurs) stage(s) en ville. Christelle Fourneau, infirmière libérale et étudiante en 2e année à l’université Paris-Descartes, vient de terminer un stage de six semaines au pôle de santé du Sud-Ouest mayennais. Parmi ses objectifs : travailler l’examen et l’entretien clinique dans la prise en charge des pathologies chroniques. Sa prise de poste a été réfléchie en amont par l’équipe du pôle : "Nous avons organisé une conférence téléphonique afin de connaître ses attentes et construit un programme pédagogique lui permettant de se former aux consultations de suivi de patients chroniques (en binôme avec six médecins), de participer aux réunions de concertation pluriprofessionnelles (RCP), à des séquences de diagnostic éducatif et d’éducation thérapeutique, à des consultations avec différents professionnels du pôle, et à des rencontres avec l’infirmière 'parcours' ou la coordinatrice du pôle, explique Pascal Gendry, son président. Nous avons voulu accueillir une IPA stagiaire afin qu’elle découvre l’exercice en MSP, et que les professionnels se familiarisent et se projettent dans ce que pourrait être cette fonction au sein du pôle. Elle a également observé notre fonctionnement, et fait des propositions concernant la place d’un IPA dans l’équipe."

Un modèle pensé pour l'hôpital ?

La pratique avancée infirmière, un modèle trop hospitalo-centré ? Médecin généraliste au CMS de Pantin et professeur associé à l’université Paris-XIII, Yannick Ruelle est catégorique : "À Paris-XIII, nous créons actuellement un master de pratique avancée et avions l’idée d’un binôme médecin généraliste-infirmière universitaire. Mais le décret dit bien que la formation doit être sous la responsabilité d’un hospitalo-universitaire... C’est déjà le premier signe que le modèle a été pensé et conçu pour un exercice hospitalier. Il y aussi toute la question de l’indemnisation, qui est clairement insuffisante pour une structure qui souhaite détacher une infirmière pendant une année." Avant de rappeler que la mention "en soins primaires" figurant dans le champ "Pathologies chroniques stabilisées, prévention et polypathologies courantes en soins primaires" a été "un long combat" car, "les premières moutures du texte n’avaient pas été pensées pour la ville […] Ce qui est très étonnant, c’est qu’on va former par exemple des infirmières en service de diabétologie à de la pratique avancée sur une dizaine de pathologies chroniques stabilisées alors qu’elles exerceront par la suite uniquement en diabétologie. C’est clairement une perte de compétence immédiatement à la sortie du diplôme", déplore le généraliste. D’autant plus que, dans l’optique d’une meilleure coordination ville-hôpital, on pourrait imaginer que les pathologies chroniques stabilisées soient plutôt prises en charge en ville… et que l’hôpital soit plutôt du deuxième, voire du troisième recours, poursuit le Dr Yannick Ruelle.

Si le décret du 18 juillet 2018 précise les périmètres d’intervention de l’IPA, c’est le protocole d’organisation, signé entre le médecin et l’IPA, qui règle les modalités du travail en commun, explique l’Ordre national des infirmiers : le(s) domaine(s) d’intervention concerné(s), les modalités de prise en charge, les modalités et la régularité des échanges d’information, les modalités et la régularité des RCP, les conditions de retour du patient vers le médecin, et les entretiens prévus par le médecin. Dans la pratique donc, après concertation avec l’IPA, le médecin détermine les patients qu’il souhaite lui adresser et en informe les patients, qui sont libres de refuser. Le protocole, remis au patient et versé dans son dossier médical, précise la composition de l’équipe, la fréquence à laquelle le médecin souhaite le revoir en consultation ; son droit de refus d’être suivi par l’IPA ; les conditions de son retour vers le médecin. Le médecin met le dossier médical à disposition de l’IPA qui doit, pour sa part, y reporter les résultats de ses interventions. C’est précisément sur quoi travaille Pierrette Meury-Abraham, infirmière Asalée en 2e année de la formation en pratique avancée. Le protocole d’organisation est rédigé à quatre mains avec le médecin dans le cadre de son stage au CMS Le Cygne à Saint-Denis, en région parisienne : "Comme on est les premiers à rédiger ce type de protocole, on fait sans cesse des réajustements… On a tout à construire !" 

Du mono au pluriprofessionnel

Quel regard sociologique porter sur les nouvelles manières de travailler ensemble en soins primaires ? La question, posée par Cécile Fournier, sociologue à l’Institut de recherche et documentation en économie de la santé (Irdes), au 13e Congrès de la médecine générale France en avril dernier, a interrogé la perception des pratiques. "Ce qui motive à davantage de coordination et de partage de tâches, c’est une certaine volonté des uns et des autres de développer de nouveaux modes d’organisation, d’améliorer la qualité des soins et les conditions d’exercice (médecin), de valoriser des compétences inscrites dans son rôle propre mais non reconnues (infirmière Asalée), d’amener une dimension d’autonomie dans le travail en équipe (IPA), d’exprimer son besoin d’être entendu, orienté et de participer aux décisions qui le concernent (patient)", précise-t-elle. Mais les changements "ne vont pas de soi" : comment passer du mono au pluriprofessionnel ? de l’individuel au collectif ? comment accepter le regard de l’autre sur ses propres pratiques ? "Tout cela se construit, répond Cécile Fournier. Notamment à travers la proximité organisationnelle, la connaissance et la reconnaissance mutuelle, l’horizontalisation des relations, l’entrée dans une démarche de projet… mais aussi le fait de prendre soin les uns des autres."

Margot Bayart, médecin généraliste à la MSP de Réalmont (Tarn), est d’avis que l’arrivée d’un IPA ne sera une réussite que si elle s’inscrit dans une démarche de complémentarité : "Seule la concertation donnera du sens à ce genre de dispositif !" Si sa MSP ne prévoit pas pour l’heure d’intégrer un IPA – les infirmières Asalée de l’équipe se concentrent sur la BPCO, le diabète, les protocoles, l’accompagnement des cas complexes, etc. –, la construction actuelle de la communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS) pourrait l’envisager : "Il serait intéressant que l’IPA investisse des champs encore non investis en soins primaires, notamment la recherche ou la formation, ou qu’elle intervienne davantage au niveau territorial"… et apporter une réponse au contexte de démographie actuel. Tout en s’inscrivant dans une dynamique d’équipe à travers le "faire ensemble" : "Une équipe sans capitaine ne peut pas fonctionner. Le médecin généraliste doit rester le capitaine – et non le chef – et porter la responsabilité du parcours de soins. Ce parcours peut gagner en qualité, en temps, en fluidité simplement en s’appuyant sur des co-capitaines comme l’infirmier en pratique avancée. Mais ces choses-là, ça ne se décrète pas, ça se vit. » 

1. La France est ainsi devenue le 26e pays à créer ce nouveau métier, mais avec un cadre plus restrictif.

2. Toutes les universités doivent obligatoirement proposer ce champ "Pathologies chroniques stabilisées".

3. Contact : www.unipa.fr, page Facebook, contact@unipa.fr

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