D’après la conférence de Didier Tabuteau, responsable de la chaire santé de Sciences Po, lors du cycle 2018 : "la 'révolution' hospitalière : 1958-2018"

Alors qu’au XIXe siècle, l’hôpital n’accueillait que les indigents et les nécessiteux*, l’objectif de l’hôpital pour tous est forgé entre 1936 et 1939. La loi de 1941 (inspirée du décret-loi du 29 juillet 1939, jamais appliqué en raison de la déclaration de guerre le 3 septembre) distingue les hôpitaux des villes sièges de facultés de médecine (dont la commission administrative comptait un professeur de clinique nommé par la faculté) des hôpitaux des autres villes.

En 1944, Robert Debré rédige pour le Comité médical de la Résistance, chargé d’organiser le service de santé des Forces françaises de l’intérieur (et transmis au Comité national de la Libération à Alger), un rapport très critique, dénonçant une tendance à la "commercialisation de la médecine" française, tiraillée entre des tendances étatiques et libérales, non reconnue au niveau international, ignorante des avancées de la science. Il suggère de se doter d’une administration de la santé (à l’époque, les questions de santé relevaient du ministère de la Population) et d’un programme de lutte contre l’alcoolisme, d’organiser la profession médicale et de réformer l’enseignement de la médecine et, dans une note cosignée avec Alfred Sauvy, une politique de la population.

Il pose ainsi les bases de la réforme de 1958, dont le leitmotiv est "l’accès à l’hôpital pour tous", avec des enseignants attachés à mener une vie hospitalière et universitaire à temps plein, tout en soulignant l’importance du médecin de famille, et la création d’un corps d’infirmières visiteuses pour développer la prévention. Il fait de l’hôpital, refuge de la misère, le seul lieu où trouver les meilleurs soins, et veut en finir avec les salles communes.

En 1956, un plan santé, à l’initiative de Pierre Mendès-France, autour de Jean Dausset et de son "Amicale des médecins radicaux" (alias "les Jeunes Turcs"), prévoit de développer un réseau de "centres hospitaliers ultramodernes". Une alliance médico-technocratique pour porter la réforme est constituée au sein d’un comité interministériel, présidé par Robert Debré. Le comité élabore des projets de loi… Mais les missions de l’hôpital furent redéfinies par ordonnances : celle du 11 décembre 1958 ouvre les hôpitaux et hospices publics à toutes les personnes "dont l’état requiert leurs services" ; celle du 30 décembre 1958 crée la médecine hospitalo-universitaire (exercice conjoint des fonctions hospitalières et universitaires, fusion des hiérarchies respectives ; un statut concrétisé par le décret du 24 septembre 1960) et concède un secteur privé à l’hôpital pour les médecins et chirurgiens à plein temps.

La création des CHU (par décret en 1963), au prix d’un investissement national de 1965 à 1976, représente la consécration du service public hospitalier (supprimé par la loi HPST, rétabli en 2016), et signe l’émergence d’une idée neuve, "le temps plein hospitalier", qui permit au médecin, simple "visiteur" des hôpitaux au début du XXe siècle, d’acquérir une solide expérience clinique.


Dans une continuité politique

Il faut replacer cette réforme dans son contexte politique (Michel Debré, Premier ministre en janvier 1959, mit en œuvre les ordonnances, voulues par son père, Robert Debré), sociologique (elle visait à supprimer la dualité des concours hospitaliers, biaisés, et universitaires, et les pratiques tarifaires critiquées par la Cour des comptes dès 1956) et international (plein temps pour les écoles de médecine américaines).

La réforme rend prééminente la spécialité technique hospitalière, en introduisant l’exigence scientifique dans la formation médicale ("la vraie révolution a consisté à introduire l’élément biologique, la recherche" à l’hôpital), mais relègue la médecine générale au second plan, en dépit d’un rapprochement progressif (internat en décembre 1982, loi de 2002 et décret en 2004 sur la médecine générale, etc.). La triple mission, soins, enseignement, recherche, fait négliger la médecine préventive (Robert Debré voulut, in fine, développer la santé publique !).

La réforme affirme le principe d’égalité et de protection de la santé, ce que consacrera la loi Boulin (1970) qui donne au malade le droit de choisir son établissement de santé, puis la loi Évin de réforme hospitalière (1991) pour l’égal accès de tous aux soins dispensés par un établissement, sans discrimination entre les malades, puis la création de la CMU en 2000.

Elle est aussi le creuset de la législation sur le droit des malades : la circulaire de 1958 relative à l’humanisation des hôpitaux (disparition des chambres à plus de 6 lits, horaires de levée, de repas, de coucher) préfigure la charte du malade hospitalisé en 1974 (Simone Veil) et la loi Évin de 1991 (droit des malades au sein de l’hôpital).

Critiquée dès l’origine par l’Académie nationale de médecine, convaincue que la réforme entraînerait une "fonctionnarisation forcée de tout le corps hospitalier", elle sera à nouveau débattue en 1968 ; son esprit se délitait, ce que Robert Debré rattacha à l’arrêt du comité interministériel qui la supervisait, même si, en 1974, il en légitimait le succès dans L’Honneur de vivre, déplorant la tristesse des vieux hôpitaux des années 1950 et le mandarinat médical… Un succès indéniable : en 1998, Jean Dausset remarquait que "les Français de toutes classes ont pris le chemin de l’hôpital" !

* Loi du 7 août 1851, et loi du 15 juillet 1893 d’assistance sociale : "tout Français malade, privé de ressources, reçoit assistance médicale". La loi du 14 juillet 1905 dirige les vieillards malades vers les hospices.

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