* Le Dr Yannick Schmitt est médecin généraliste à Lingolsheim (Grand Est), et Thomas Foehrlé est directeur de SOS femmes solidarité 67.

 

Anna a 45 ans. Mère au foyer et mariée depuis vingt ans, elle n’a que peu d’antécédents (amygdalectomie durant l’enfance), et son suivi gynécologique est régulier (changement de stérilet il y a un an).

Elle vous consulte pour la première fois, pour des épigastralgies avec remontées acides depuis une semaine.Plusieurs épisodes similaires se sont produits dans les derniers mois.

Devant ce motif de consultation tout à fait banal peuvent se cacher des violences subies. La question posée aux soignants est assez simple : comment aborder le sujet ? La pratique du dépistage systématique s’appuie sur le constat qu’il n’y a pas de profil type de victime ou d’auteur. Tous les milieux et toutes les catégories socioprofessionnelles sont touchés.

Faut-il envisager un dépistage systématique de la population générale, notamment en soins primaires, ou faut-il privilégier un repérage ciblé s’appuyant sur des tableaux cliniques associés aux violences ?

Violence, menace, contrainte, privation

Les violences conjugales s’inscrivent dans le champ des violences de genre et des violences intrafamiliales. L’OMS les définit comme « tout acte de violence dirigé contre le sexe féminin et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou la vie privée ».
La HAS a récemment publié ses premières recommandations(3) sur le sujet, où les conflits conjugaux sont définis comme deux points de vue qui s’opposent, dans un positionnement égalitaire dans les interactions. Les conflits conjugaux sont donc à différencier des violences, qui peuvent revêtir différentes formes : psychologiques, physiques, sexuelles, économiques ou administratives. Souvent, ces différentes formes sont associées, et leur intensité ou leur fréquence peut varier dans le temps.

Dépistage systématique

En 2013, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ne préconisait pas un repérage systématique, en précisant que l’amélioration de l’identification des victimes ne réduisait pas les violences exercées ni l’effet néfaste sur leur santé(1). Toutefois, une revue de la littérature tend à montrer que le repérage des situations de violences conjugales présente un intérêt dans la réduction des séquelles physiques et psychologiques(2).

Malgré l’absence de preuves disponibles, le peu d’effets secondaires négatifs et les conséquences physiques et psychologiques qu’entraîne l’exposition à des violences conjugales ont conduit la France, comme d’autres pays ou institutions, à recommander la pratique du dépistage systématique en population générale(3).

L’interrogatoire

Les femmes victimes attendent que les professionnels de santé, et le médecin généraliste en particulier, abordent le sujet. Elles sont plus de 80 % à y être favorables et 77 % à penser que cela relève de son rôle(4). Elles attendent en priorité d’être écoutées et crues. La présence d’une affiche ou de plaquettes en salle d’attente en lien avec le sujet semble par ailleurs envoyer aux victimes un message important de disponibilité du professionnel concerné.

Lors d’une première consultation, comme dans le cas d’Anna, la prise de contact et le recueil des antécédents sont un moment particulièrement propice pour aborder les habitudes de vie et proposer des conseils de prévention. Dans la phase d’interrogatoire, il est assez facile de poser une question ouverte sur le sujet des violences. Sa formulation est naturellement personnelle, mais plusieurs exemples font consensus :

- Dans votre vie, avez-vous déjà été victime de violence ? physiques ? psychologiques ? sexuelles ?

- Avez-vous été victime de violence au travail ? dans votre vie personnelle ou familiale ?

- Comment cela se passe au sein de votre famille ? dans votre couple ?

- Avez-vous déjà été agressée verbalement, physiquement ou sexuellement par votre partenaire ?

Dans ses récentes recommandations, la Haute Autorité de santé (HAS) a proposé plusieurs autres exemples de questions à poser(3) et insiste notamment sur l’intérêt d’élargir ce questionnement à l’environnement familial au travers d’une question du type : « Avez-vous peur pour vos enfants ? ». Au-delà de la seule question des violences intrafamiliales, ce type de formulation a également une influence importante sur les révélations.

Il est par ailleurs recommandé de préciser à la patiente que ces questions sont abordées avec tout le monde afin de désamorcer tout risque de stigmatisation.

Il peut enfin être utile d’expliquer que la violence est plus souvent présente qu’on ne le pense dans les familles, qu’elle a un impact négatif sur la santé et qu’elle est punie par la loi. Rappelons que la notion de viol conjugal n’est officiellement reconnue par la loi que depuis 2006.

Pour les professionnels de santé, les freins au dépistage sont bien identifiés et nombreux : les principaux concernent le manque de formation, la méconnaissance du réseau de prise en charge ou encore du sujet. Le sentiment d’intrusion est également souvent cité, tout comme l’oubli, le manque de temps ou de disponibilité intellectuelle pour en parler. Si certains de ces freins sont aisément levés par la formation, d’autres nécessitent un travail plus profond de réorganisation des pratiques.

Le dépistage systématique nécessite avant tout la mise en oeuvre de compétences communicationnelles qui permettront de créer un climat de confiance. Si l’empathie du professionnel est indispensable, il faudra également veiller à pratiquer une écoute active.

Le maintien de la confidentialité des propos est également indispensable : ainsi, en présence d’un accompagnant, quel qu’il soit, il faudra s’efforcer de l’écarter du bureau de consultation. De la même manière, si un interprète est nécessaire, il faudra toujours privilégier un professionnel assermenté. De plus, il est important de consigner la réponse de la patiente dans le dossier médical. Enfin, les situations d’urgence sont en général peu propices à l’abord de cette question, sauf s’il s’agit du motif de consultation.

Une formation nécessaire (mais pas suffisante)

Malgré la présence médiatique du sujet, force est de constater que la pratique du dépistage systématique reste peu répandue. Ainsi, lorsqu’on interroge des professionnels de santé ou des étudiants en troisième cycle de médecine générale, très peu déclarent le pratiquer (respectivement 10,6 % et 0 %)[5, 6].

 

 

L’apport de sessions de formation à cette pratique est indéniable, puisqu’elles font passer le taux de pratique à 43,6 % des professionnels de santé et 42 % des étudiants, quadruplant ainsi le nombre de pratiquants. Pourtant, ce résultat pourrait également s’interpréter de manière différente : si seulement quatre professionnels formés sur dix déclarent le mettre en pratique, cela signifie que sa mise en oeuvre ne coule pas de source et que sa généralisation pourrait être illusoire.

Dans notre exemple de situation clinique, il est tout à fait probable que la patiente ne réponde pas positivement à la question du dépistage ou qu’elle l’élude complètement. Le dépistage seul, même systématique, n’est donc pas la stratégie unique à mettre en oeuvre.

 

Le repérage ciblé

La pratique du repérage ciblé repose, chez une patiente donnée, sur l’identification de signes d’alerte ou de situations à risque. Aucune symptomatologie n’est spécifique de violences conjugales : la banalité, la fréquence ou la répétition de symptômes sans explication évidente doivent faire évoquer le sujet.

Les conséquences des violences sur la santé sont nombreuses, il faut citer notamment :

- les troubles physiques : lésions traumatiques, symptômes physiques chroniques (douleurs, asthénie, troubles digestifs, etc.), décompensation de pathologies chroniques ;

- les troubles psychologiques : troubles de l’humeur, anxiété, troubles psychosomatiques, états de stress posttraumatique ;

- les troubles sexuels : infections sexuellement transmissibles (IST), douleurs chroniques ou lésions traumatiques.

L’interrogatoire de la patiente révèle qu’Anna subit des violences verbales quotidiennes de son mari, ainsi que des violences physiques épisodiques depuis la naissance de sa fille il y a neuf ans.

 

 

Addictions et violences

Les addictions semblent occuper une place à part dans les violences conjugales. La relation entre les deux est complexe tant elles sont interconnectées. De nombreuses études ont montré le rôle des addictions (avec ou sans produit) dans les violences conjugales, et vice versa. Par ailleurs, les addictions semblent associées à un plus grand nombre de passages aux urgences pour des violences physiques. Il s’agit donc bien d’une relation bidirectionnelle, ce qui en fait un sujet majeur d’intérêt pour la prise en charge de nos patientes.

L’alcool occupe une place à part. La consommation problématique d’alcool est un facteur prédictif de violences conjugales, et ce de manière indépendante, que cela concerne la victime ou le conjoint violent. Elle est liée à un degré plus sévère de violence au sein du couple, particulièrement dans le risque de féminicide : dans une étude, la consommation abusive de l’agresseur était associée à une multiplication par 8 de la violence conjugale et à un risque 2 fois plus important de féminicide(10). La présence d’une addiction, et en particulier s’il s’agit d’alcool, doit donc faire systématiquement rechercher la présence de violences conjugales.

Les grossesses à surveiller La pratique du repérage ciblé doit également s’étendre au suivi de grossesse, qui constitue un moment clé dans la mécanique des violences conjugales, propice à son intensification ou à l’apparition de violences physiques, par exemple. Certaines situations sont à considérer particulièrement : interruption volontaire de grossesse, complications obstétricales ou foetales…

Une attention particulière doit également être portée aux enfants. Leur exposition aux violences est à la base, là encore, d’une diversité de symptômes, parmi lesquels des ruptures dans le comportement ou les apprentissages et des plaintes somatiques, de l’alimentation ou du sommeil. Lorsque ces signes sont présents, il faudra systématiquement évoquer avec votre patiente la question des violences intra-familiales.

 

Repérage opportuniste

Enfin, à la manière du conseil minimal qui est désormais bien implanté pour le sevrage tabagique, la pratique d’un repérage opportuniste occasionnel, posant la question de violences selon une formulation proche de celle utilisée pour le dépistage systématique, permet de maintenir, auprès des patientes, une porte ouverte à l’abord du sujet des violences.

En conclusion, la pratique du dépistage systématique ou du repérage, qu’il soit ciblé ou opportuniste, n’est pas encore une évidence dans nos pratiques. Mais avec un peu d’entraînement et de volonté, il est tout à fait possible d’aborder la question des violences conjugales de manière routinière. En tout cas, il est important d’avoir à l’esprit que de parler avec nos patientes de violences conjugales, c’est déjà une manière efficace de les prendre en charge et de les faire reculer dans notre société.

 

Les auteurs ne déclarent pas de conflits d’intérêts.

1. « Responding to intimate partner violence and sexual violence against women: WHO clinical and policy guidelines », OMS, 2013.
2. « Prevention of violence against women and girls : what does the evidence say? », Ellsberg M, Arango DJ, Morton M, Gennari F, Kiplesund S, Contreras M, et al., The Lancet, 2015.
3. « Repérage des femmes victimes de violences au sein du couple : comment repérer - évaluer », HAS, 2019.
4. « Attentes des femmes victimes de violences conjugales envers leur médecin généraliste : étude quantitative en Alsace », Jacquot J, université de Strasbourg, 2020.
5. Formation sur le repérage et à la prise en charge de femmes victimes de violences, organisée par l’association SOS Femmes Solidarité et le syndicat AGJIR : impact sur les pratiques des professionnels de santé de premier recours, Moreau M, université de Strasbourg, 2018.
6. Formation sur le repérage et la prise en charge des victimes de violences conjugales : impact sur la pratique des internes de médecine générale, Barenton V, université de Strasbourg, 2019.
7. Rapport d’enquête « Cadre de vie et sécurité », Service statistique ministériel de la sécurité intérieure, 2019.
8. Violences au sein du couple et violences sexuelles : indicateurs annuels 2018, MIPROF, 2019.
9. « Application du questionnaire Wast en France dans le dépistage des violences conjugales en médecine ambulatoire », Linassier A, université de Poitiers, 2017.
10. « The role of alcohol use in intimate partner femicide », Sharps PW, Campbell J, Campbell D, Gary F, Webster D., The American Journal on Addictions, 2001.

Repérer grâce au questionnaire Wast

L’outil probablement le plus utilisé pour le repérage des violences conjugales est le Woman Abuse Screening Tool (Wast), développé en 1996, dont l’utilisation a été évaluée et validée en langue française en cabinet de médecine générale(9).

Il peut être utilisé dans sa version longue (huit questions) ou courte (Wast-short form), en répondant aux deux premières questions seulement :

• En général, comment décririez-vous votre relation de couple ?
très tendue / quelque peu tendue / aucune tension

• Quand il y a dispute dans votre couple, solutionnez-vous le conflit avec…
beaucoup de difficultés / une certaine difficulté / aucune difficulté

• Vos disputes vous font-elles parfois vous déprécier ou vous bouleversent-elles ?
souvent / parfois / jamais

• Les disputes se terminent-elles parfois par des gifles, des coups, ou de la bousculade ?
souvent / parfois / jamais

• Avez-vous parfois peur de ce que peut dire ou faire votre partenaire ?
souvent / parfois / jamais

• Votre partenaire a-t-il déjà abusé de vous physiquement ?
souvent / parfois / jamais

• Votre partenaire a-t-il déjà abusé de vous émotionnellement ?
souvent / parfois / jamais

• Votre partenaire a-t-il déjà abusé de vous sexuellement ?
souvent / parfois / jamais

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