Leur feuille de route est ambitieuse. Car dès leur création, le 1er avril 2010, les agences régionales de santé (ARS) ont repris tout ou partie des missions de plusieurs services de l’État et de l’Assurance maladie (1). Une organisation en « tuyaux d’orgue » avec laquelle la loi Bachelot, adoptée à peine neuf mois plus tôt, avait voulu mettre fin. À l’époque, les représentants des médecins libéraux avaient exprimé leurs craintes, redoutant en particulier que les nouvelles ARS imposent aux libéraux une « carte sanitaire », à l’instar de la carte hospitalière, apparue avec la création des agences régionales de l’hospitalisation (ARH) en 1996, ou que le directeur de l’agence se transforme en un «préfet sanitaire » aux pouvoirs exorbitants.

Dix ans plus tard, les ARS sont devenues incontournables dans le paysage du système de santé et ont été, avec la récente crise épidémique, portées à la connaissance du grand public. L’étatisation redoutée a-t-elle eu lieu ? « Le positionnement de l’ARS est très dépendant de la personnalité de son directeur », remarque le Dr Jean-Paul Ortiz, le président de la CMSF. L’éviction de Christophe Lannelongue, directeur général de l’ARS Grand Est, démis brutalement de ses fonctions après ses propos controversés sur la poursuite du projet de restructuration du CHU de Nancy en plein pic épidémique, illustre les points communs entre la fonction de directeur d’ARS et de préfet, qui peuvent tous deux jouer le rôle de « fusible » quand bien même ils appliqueraient la politique gouvernementale en région...

Comme les préfets, les directeurs d’ARS se sont retrouvés en première ligne pour gérer la crise épidémique. « Les agences ont permis d’intégrer dans la même organisation la sécurité sanitaire et la régulation de l’offre de soins, ce qui a été un avantage », souligne Christophe Jacquinet, ancien directeur général de l’ARS de Picardie et Rhône-Alpes, et directeur délégué aux affaires publiques de Care Insight. « Il est évident qu’elles ont joué un rôle considérable dans la gestion de cette crise, en particulier pour permettre l’ouverture de lits de réanimation supplémentaires, et gérer la coordination entre l’hospitalisation publique et privée, même si cela a été un peu plus compliqué au début », abonde Alain Milon, sénateur Les Républicains du Vaucluse et auteur d’un rapport parlementaire sur les ARS en 2014. 

Plus mitigés, les professionnels de santé évoquent, pour leur part, les disparités entre les régions. « C’est très variable, confirme Jean-Paul Ortiz. Il y a des ARS qui ont été en phase avec les professionnels de terrain, et d’autres qui ont retrouvé leurs dérives bureaucratiques. Nous avons notamment été étonnés de voir des ARS établir des listes d’intervention chirurgicale qui pouvaient être faites pendant le confinement alors que, de toute évidence, c’est de la responsabilité des médecins. » Dans certains territoires, dont la Charente-Maritime, l’ARS aurait refusé de financer les centres Covid ouverts par les médecins quand, ailleurs, ils n’auraient pas été complètement rétribués pour leurs consultations dans les centres ambulatoires ou les cliniques. « Mais cela n’a pas été le cas partout. À titre d’exemple, l’ARS Îlede-France a rémunéré correctement les médecins qui sont intervenus dans les centres Covid », ajoute-t-il.

Disparités et responsabilités

Des disparités dans la réponse à la crise épidémique confirmées par les infirmières libérales. « Cela s’est bien passé quand l’organisation a été réalisée en concertation avec les URPS, estime Catherine Kirnidis, présidente du Syndicat national des infirmières et infirmiers libéraux. Mais il y a aussi eu des moments de cacophonie, en particulier quand des dispositifs de rémunération dérogatoire pour les infirmières libérales proposés par les ARS ont ensuite été remis en cause par le ministère de la Santé et l’Assurance maladie. »

Les internes sont aussi montés au créneau : « Dans certaines régions, les ARS n’étaient plus joignables, raconte Matthieu Thomazo, porte-parole de l’Intersyndicale des internes de médecine générale. Ce sont les équipes bénévoles des syndicats qui ont dû tenir les listes des internes pour permettre une réorganisation des disponibilités... Tout le monde a joué le jeu, mais c’est dommage qu’il n’y ait pas eu de coordination par les ARS. » Le Dr Jacques Battistoni, président de MG France, note, lui, que « comme souvent, les choses se sont mieux passées avec les CPAM qu’avec les ARS » et qu’il « y a eu autant de réponses que d’agences, qui n’étaient visiblement pas coordonnées entres elles ».

« Tous les professionnels de santé disent que le vrai problème est le rôle de suradministration que peuvent parfois jouer les ARS et qui conduit à freiner les projets, juge Alain Milon, rapporteur en 2009 du projet de loi HPST, qui a créé les ARS. Le problème est aussi que les agences doivent appliquer en région des politiques de santé décidées nationalement. Ce jacobinisme gagnerait à être modéré aujourd’hui. C’est aussi une des leçons de l’épidémie : nous avons besoin de davantage de décentralisation des politiques de santé, et les conseils régionaux devraient avoir un rôle plus fort. »

Trop grosses et un champ trop large ? 

Les ARS sont-elles des « monstres bureaucratiques » ? « Les critiques qu’on faisait aux agences avant l’épidémie ont été mises entre parenthèses, mais elles demeurent, note Benoît Péricard, ancien directeur d’ARH, consultant et président d’association dans le domaine médico-social. Je fais partie de ceux qui sont critiques, non pas à l’égard de ceux qui dirigent les ARS, mais des structures et des procédures. Les agences sont trop grosses et couvrent un champ beaucoup trop large, même si l’idée de départ d’agir au niveau de la santé globale de la population était une bonne intuition. Les ARS souffrent aussi d’une trop grande dépendance bureaucratique au ministère de la Santé. »

Un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) de novembre 2018, rendu public en février 2020, mettait d’ailleurs en tête de ses recommandations de « poursuivre les efforts engagés pour produire des directives nationales moins nombreuses et moins prescriptives et outiller une coconstruction des politiques d’offre entre le niveau national et les agences régionales de santé ». Les critiques semblent avoir été partagées au plus haut sommet de l’État. Car à l’issue du grand débat en 2019, le président de la République avait désavoué plusieurs décisions d’ARS, s’agissant notamment de fermetures de maternités. L’absence d’événement pour marquer leurs dix ans d’existence s’expliquerait-elle par le fait qu’elles se sentent discrètement menacées ?

Concilier deux cultures 

Bien que leur mise en place en 2010 ait été très rapide, plusieurs acteurs de l’époque se souviennent des premières années difficiles. Il a notamment fallu concilier deux cultures administratives différentes, celles de l’État et de l’Assurance maladie, ainsi que des personnels avec des statuts différents. Pour fixer leurs stratégies, les ARS ont dû rédiger des projets régionaux de santé en concertation avec l’ensemble des acteurs, parus en 2011, avant de nouvelles versions publiées pour la période 2018-2022. « Cela peut paraître évident aujourd’hui, mais avec les ARS, c’était la première fois qu’on écrivait un projet qui couvrait l’ensemble du champ sanitaire et médico-social pour toute une région », précise Christophe Jacquinet. Les documents publiés pouvaient ainsi atteindre jusqu’au millier de pages. « Il ne faut pas oublier que ce n’étaient pas les projets d’une administration mais le fruit d’une discussion avec tous les acteurs à l’échelon régional, des élus aux professionnels, et cela nous a aussi permis de mieux nous connaître », rappelle-t-il.

C’est face à l’hôpital que leur rôle a été le plus délicat. « La partie la plus médiatisée de l’action d’une ARS, c’est quand il y a une difficulté avec un hôpital, notamment des fermetures d’activités contestées, ce qui éclipse tout le reste, à savoir une politique de santé de fond, notamment sur les questions de prévention, de parcours de soins ou encore de e-santé. Avant les ARS, les ARH avaient pu régler un grand nombre de situations hospitalières difficiles, mais comme il restait les situations les plus compliquées, dont celles avec un fort impact médiatique, cela a parfois donné, hélas, une image faussée des agences centrées sur les restructurations. Ce qui ne correspond pas à la réalité », note Christophe Jacquinet, démis de ses fonctions par Marisol Touraine, après des désaccords avec le maire de Lyon et le président du conseil régional sur des restructurations hospitalières en Rhône-Alpes. De quoi illustrer l’absence d’autonomie des ARS…

Les liens avec la ville ont, eux, d’abord été teintés de méfiance. « On a toujours peur de ce qu’on ne connaît pas, relativise Marie-Sophie Desaulle, directrice de l’ARS des Pays de la Loire de 2009 à 2014, ancienne présidente du Collège des directeurs généraux d’ARS et présidente de la Fehap. Les ARS ont démontré qu’une logique de gouvernance partagée par tous les acteurs permet de créer des lieux d’échanges et de discussions où l’on apprend à se connaître et à reconnaître les compétences des autres. » Une discussion incarnée, dans les premières années des agences, dans l’accompagnement de la construction des maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP), un sujet sur lequel les agences ont bénéficié d’une relative autonomie. «  Nous avons été en mesure de dégager des moyens dans des formules souvent souples à chaque fois que nous avons considéré que c’était possible sur un territoire donné, poursuit-elle. Nous avons pris en compte des territoires où il y avait des équipes en capacité d’avancer et avons cherché à les accompagner dans leurs projets. »

Accompagner les CPTS 

C’est cette même logique d’accompagnement qu’elles tentent aujourd’hui d’appliquer dans la mise en place des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS). « Les premières qui se créent sont celles où il y avait déjà des équipes et des MSP, remarque Marie-Sophie Desaulle. Toutes les mesures prises depuis dix ans visent à favoriser l’exercice coordonné. »

Après un démarrage un peu poussif [les CPTS ont été créées par la loi Touraine de 2016, NDLR], un coup d’accélérateur a été donné par Emmanuel Macron en septembre 2018 avec le lancement de « Ma santé 2022 ». Environ 600 projets sont aujourd’hui sur les rails. Là encore, la crise sanitaire a fait l’effet d’un révélateur. « Si on veut illustrer l’intérêt de la coopération et de la coordination pluriprofessionnelle, la part prise par les CPTS dans la réponse à l’épidémie montre que leur capacité d’initiative et d’autonomie d’organisation a fait la différence », estime le Dr Claude Leicher, président de la Fédération des CPTS. Une épidémie arrivée « un an trop tôt », avant l’achèvement du maillage du territoire, poursuit-il, reconnaissant qu’avant la crise, « le dossier des CPTS était devenu le dossier prioritaire des ARS ».

La mise en place de centres Covid ambulatoires, de réorganisations des flux de patients et de participation des professionnels qui ne pouvaient plus exercer provisoirement a été plus facile dans les territoires où existait déjà une CPTS ou ayant un projet bien avancé. « Tous ont ainsi pris conscience que ce type d’organisation est l’avenir de notre système de santé, tranche Catherine Kirnidis. Et si nous ne voulons pas perdre la main sur les soins de ville, nous devons tous y aller car le risque serait que les ARS imposent leur volonté. » « Je pense qu’il y a désormais une réflexion territoriale sur la notion de parcours de soins et qui s’inscrit dans une logique populationnelle, constate Marie-Sophie Desaulle. Il y a encore des freins, mais plus personne n’envisage de revenir en arrière. »

Si elles ont su évoluer, les ARS montrent encore leurs limites. « Nous avons encore du mal à passer d’une logique de définitions d’objectifs à une stratégie de confiance dans les acteurs, estime Marie-Sophie Desaulle. Or la crise du Covid-19 a montré que, devant l’inéluctable, nous sommes obligés de faire confiance aux acteurs et d’alléger les normes. C’est comme ça que notre système de santé a pu montrer plus de souplesse et de réactivité en quelques semaines que dans les dix dernières années écoulées ! »

Dans les derniers mois, les ARS s’étaient, en revanche, révélées sous un autre jour, avec la mise en œuvre des expérimentations « article 51 », en bonne intelligence avec le ministère et l’Assurance maladie. « J’ai été très enthousiaste devant ce projet, raconte Benoît Péricard. Puis, pendant dix-huit mois, il ne s’est rien passé, et on retombait dans des usines à gaz de processus inutiles. Mais depuis septembre dernier, on est entré dans une phase plus positive. J’ai constaté de très beaux projets. » Avant de citer l’expérimentation Soignons Humain (2) – rémunérer des infirmières libérales au temps passé auprès des patients et non plus à l’acte –, l’une des plus disruptives, selon lui, sur la trentaine de projets autorisés. « Ces expérimentations ont été une excellente initiative d’Agnès Buzyn, salue Marie-Sophie Desaulle. Mais il faut savoir que quinze jours plus tard, le ministère publiait une circulaire de 37 pages pour les encadrer. » Chassez le naturel, il revient au galop !

1. Dont les ARH, les Urcam et les Cram, les Drass et Ddass, mais aussi d’organismes dont certains sont tombés dans les oubliettes, comme les GRPS ou les MRS.

2. Voir Le Concours médical, novembre 2019.

Une gestion de crise critiquée

« On a probablement pris du retard dans la gestion de crise parce que nous avions affaire plutôt à des acteurs budgétaires qu’à des logisticiens de crise », affirmait, début avril sur France Info, Jean Rottner, président de la région Grand Est, l’une des régions les plus touchées par l’épidémie de Covid-19.

Très critique, le médecin urgentiste affirme que « quand on est une agence purement budgétaire, devenir une agence de gestion de crise, c’est profondément différent. Ce sont des métiers profondément différents. » Et pour lui, les ARS n’ont « pas la bonne méthode » : « Une agence régionale de santé, c’est avant tout devenu une agence de gestion quotidienne budgétaire de la politique sanitaire à l’échelle d’un territoire (…) C’est cela, c’est rien d’autre. »

Aujourd’hui donc, estime-t-il, « il faut travailler de manière différente. On ne peut plus être simplement dans une vision budgétaire. La médecine évolue, la pratique, les vocations ont profondément changé, la e-santé fait son apparition, tout cela nécessite de vraies mutations. »

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