Article publié dans Concours pluripro, octobre 2021

Octobre 1946 : la loi qui fonde la médecine du travail impose aux employeurs la création et le financement des services médicaux, soit directement dans l’entreprise, soit dans le cadre de services inter-entreprises de santé au travail. C’est ainsi que le métier d’infirmier de santé au travail voit le jour, sous la responsabilité fonctionnelle du médecin du travail. "Après-guerre, nos missions tournaient beaucoup autour des soins aux accidentés du travail. Avec l’évolution de la société, les besoins ont beaucoup évolué et notre rôle aussi. L’essentiel de notre travail concerne maintenant la prévention", explique Nadine Rauch, présidente du Groupement des infirmiers de santé au travail… Elle aime résumer son rôle en une phrase : "Éviter que le travail n’altère la santé." Vaste mission !

 

Combien y a-t-il d’infirmiers de santé au travail en France ?

Nadine Rauch : On est dans le flou ! Sommes-nous 5 000, 6 000 à exercer ce métier régi par l’article L4311-1 du code de la santé publique ? Nul ne le sait précisément… Ce qui est bien dommage car cela nous empêche de véritablement nous fédérer… et de mieux faire connaître notre métier. En effet, même si des millions de salariés sont vus par les services de médecine du travail chaque année, nous restons des travailleurs de l’ombre dont les tâches ne sont pas reconnues.

 

Comment travaillez-vous en pluriprofessionnalité ?

Véronique Bâcle : Que l’on travaille à ses côtés ou sous sa délégation, nous sommes complémentaires du médecin du travail. Pour le reste, cela va vraiment dépendre des lieux d’exercice : parfois l’équipe peut comporter des assistantes sociales, des psychologues du travail, des ergonomes, des techniciens en hygiène et sécurité (HSE), à qui on va pouvoir passer la main. C’est passionnant de travailler en équipe, avec chacun ses compétences propres !

 

Quelles sont les difficultés que vous rencontrez au quotidien ?

N. R. : Selon les textes, l’infirmier "a compétence pour prendre les initiatives et accomplir les soins qu’il juge nécessaires. Il peut agir en autonomie, sans avoir besoin de prescription médicale préalable". Or, il y a des limites à cela. Avec la pénurie de médecins du travail et les réformes de 2002 et 2016, nos missions ont été étendues aux entretiens infirmiers et à la visite d’information et de prévention (VIP), avec délivrance de suivi de santé au travail. Une différence majeure demeure : le médecin est le seul à pouvoir faire des préconisations, ce que nous regrettons. Un exemple concret : un infirmier pourrait tout à fait prescrire des chaussures de sécurité et un aménagement du poste de travail à un ouvrier, mais il n’en a pas le droit, du moins pas par écrit…

V. B. : Une autre difficulté est propre à certaines entreprises. À la suite d’une VIP et au débriefing avec le médecin du travail, celui-ci peut demander à l’infirmier de se rendre sur le lieu de travail du salarié et faire une étude de poste, seul ou en équipe. Après cette étude, selon ce qui a été constaté, le médecin alerte le chef d’entreprise, avec une proposition d’amélioration des conditions de travail – qui peut être individuelle ou collective. Prenons pour exemple des sièges plus ergonomiques dans des centres d’appel, des protections respiratoires dans les lieux où l’on manipule des produits chimiques, l’installation d’une hotte d’aspiration dans les ongleries… Hélas, certains employeurs n’en tiennent pas compte alors qu’il s’agit d’améliorer les conditions de travail – ce qui à terme n’est pas du tout productif ! Quand mes étudiants se disent frustrés par ces situations, je leur explique qu’ils ont joué leur rôle d’alerte, qu’ils sont allés au bout de ce qu’ils pouvaient faire. Ils peuvent aussi encourager les salariés à se rapprocher de la commission santé, sécurité et conditions de travail (CSST)…

 

Quelles nouvelles problématiques sont apparues ces dernières années ?

V. B. : Un problème que l’on ne rencontrait pas auparavant, c’est le manque de traçabilité. Fini le temps où une personne restait dans une même entreprise et où l’on pouvait suivre l’évolution de son état de santé. Aujourd’hui, on a dû mal à déterminer à quels produits un salarié a pu être exposé au cours de sa carrière. Il y a, en plus, cette tendance des individus à vouloir "cacher" ou minimiser les problèmes de peur de perdre leur emploi. Il faut qu’on leur enlève de la tête que nous sommes là pour dire s’ils sont "aptes" ou pas à travailler, cela n’existe plus ! Les VIP, qui se déroulent tous les deux à cinq ans selon l’exposition du poste, ont pour objectif d’informer le salarié sur les risques qu’il peut rencontrer et lui prodiguer des conseils. On est bien là pour lui, et non pour décider le maintien ou non dans l’emploi.

Enfin, il y a l’explosion de certaines pathologies, difficiles à freiner : les troubles musculosquelettiques, les pathologies induites par les horaires atypiques, l’exposition aux produits chimiques, au bruit…

 

Quel a été le rôle des infirmiers de santé au travail au plus fort de la pandémie… Et aujourd’hui avec le développement du télétravail ?

V. B. : Nous avons été beaucoup sollicités pour du soutien psychologique de mars à mai 2020, tant pour le personnel en première ligne que pour ceux qui étaient confinés. On nous a aussi posé beaucoup de questions sur les moyens de protection (port du masque, respect des gestes barrières...). Ensuite, nous avons été mobilisés pour la vaccination – certaines entreprises proposant une vaccination sur le lieu de travail.

Pour le télétravail, nous sommes attentifs aux conditions de travail au domicile, à la fourniture du matériel nécessaire pour télétravailler, etc. L’obstacle qui s’oppose à nous est que nous ne sommes pas habilités à nous rendre au domicile des salariés, ce qui ne nous permet donc pas de faire d’étude de poste.

 

La loi "pour renforcer la prévention en santé au travail" a été promulguée le 3 août dernier, pour une application au 31 mars 2022. Que pensez-vous de cette réforme ?

N. R. : Pas grand-chose à vrai dire : cette loi élargit nos missions mais ne reconnaît toujours pas notre métier comme une spécialité à part entière, comme peuvent l’être les infirmières anesthésistes ou les Ibode. Par ailleurs, nous réclamons toujours un statut de salarié protégé, à l’instar du médecin du travail. Sans ce statut, face à des employeurs peu scrupuleux, il est compliqué d’exercer nos missions en toute autonomie, sans filet de sécurité.

V. B. : C’est en effet une grande déception. En ce qui concerne les infirmiers, il semblait y avoir un consensus sur une formation universitaire suffisamment longue pour permettre aux professionnels de correctement exercer en santé au travail… Malheureusement, rien de tout cela dans la loi ! Pourtant, des licences pro et des masters santé-travail existent, au plus près des besoins en compétences…

Une même formation pour tous !

Créé début 2019, le Réseau des infirmiers enseignants en santé travail (RIEEST) rassemble une trentaine de formateurs de santé au travail qui oeuvrent à l’uniformisation de la formation de ces professionnels. « Les textes prévoient qu’une fois employés, les infirmiers de santé au travail doivent suivre une formation, financée par leur employeur. Mais rien n’est spécifié quant au type de formation ou encore sa durée ! », explique Véronique Bâcle, présidente du RIEEST. Elle précise : "Notre cheval de bataille est de faire en sorte que tous les infirmiers de santé au travail aient la même formation et ne se retrouvent pas en souffrance dans l’exercice de leur métier." Pour l’association, le socle minimal de connaissances devrait notamment comprendre des modules sur la sociologie du travail, la législation, les risques et les pathologies induites, la conduite d’un entretien santé, la démarche de projet.

La présidente rappelle qu’il existe des DU, licences et masters santé-travail ouverts aux infirmiers dans plusieurs universités, mais que cette formation "n’est pas obligatoire". "Il est nécessaire qu’elle le soit, et qu’une formation plus spécialisée du niveau du master soit l’objectif."

Le RIEEST cherche, en outre, à constituer un conseil national professionnel (CNP) des infirmiers de santé au travail.

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