Qu’au sortir de deux ans de crise sanitaire, on n’ait finalement guère évoqué la Santé dans le débat présidentiel est assez vertigineux : ou bien, il s’agit là d’un sujet secondaire pour la population, ou bien la joute électorale majeure de notre cinquième République apparaît aujourd’hui bien décalée. L’autre hypothèse, celle d’un effet saturation après deux années de crise, n’apparaît pas fondée tant la thématique de la fracture sanitaire est aujourd’hui prégnante dans la population. Les think tanks se sont pourtant essayés à faire vivre un débat, certaines organisations professionnelles aussi mais rien n’y a fait : la Santé n’est sans doute pas un marqueur de modernité, d’audace réformatrice ou de grand dessein. A tort.

Alors, maintenant que l’élection est passée, balisons le terrain pour le futur ministre, en nous efforçant très immodestement de prendre en charge l’ensemble des sujets et de faire système, à rebours des slogans ordinaires. Façon aussi d’éclairer la grande concertation qu’on nous promet et d’en déterminer le cadre stratégique. Le président réélu a en effet promis une telle concertation. Bonne idée si on la joue grand angle et sans tabou, si on met tout, vraiment tout sur la table. Certains préféreraient un exercice confiné, histoire de repartir rapidement avec quelques gains et guère de remise en cause. L’État, de son côté, sera d’autant plus crédible ici qu’il mettra en jeu ses propres façons de fonctionner.

Nous évoquons ci-dessous un certain nombre de dossiers possibles. Nous ne nous embarquons pas pour autant dans un grand récit. Nous nous "contentons" de dix chantiers clés. Nous le faisons sur le champ de la Santé mais le domaine du soutien à l’autonomie pourrait bénéficier du même traitement et dans des termes proches.

 

Prévention et promotion de la santé : passer enfin à l’acte

Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de formuler le vœu pieux incontournable de tout programme qui se respecte mais de faire de la prévention un enjeu clé autour du triptyque expertise-acteurs-financements. Foin des réformes de structures en la matière au niveau national (le meccano des agences sanitaires). En revanche, la leçon de la crise est là pour ce qui de la dimension européenne : il faut renforcer la protection contre les épidémies au niveau supranational, consolider l’homologation des produits au niveau européen et mieux articuler l’évaluation des technologies à cette échelle.

Au niveau national et infranational, il faut donner des moyens à l’expertise sur les déterminants (et les inégalités) de santé et s’efforcer de convaincre encore et toujours sur le tabac, l’alcool, les autres addictions, la malbouffe ou les risques professionnels.

Sur ces sujets, il nous faut faire comprendre aux décideurs et à l’ensemble des acteurs que c’est d’abord dans les environnements que la santé se joue : environnement physique, social, organisationnel, etc. Faire comprendre en particulier que les manières d’agir des gens sont le plus souvent une « réaction comportementale » à des environnements plus ou moins favorables, alors qu’on a encore trop tendance à considérer qu’ils relèvent de choix individuels de personnes mal informées. De très nombreuses expériences montrent que les modifications environnementales sont les interventions les plus efficaces en termes de changement de comportement (exemple de l’urbanisme et de l’activité physique, de l’offre alimentaire et de la nutrition, etc.).

L'amélioration de l'espérance de vie en bonne santé de nos concitoyens et donc le rattrapage par rapport aux pays européens les plus avancés (ceux du Nord en particulier) passent par l'engagement de politiques offensives menées en proximité, auprès de ceux qui se trouvent éloignés du système de santé ; elles passent donc par une consolidation de l'accès aux soins primaires et par une meilleure intégration de la prévention et de la promotion de la santé dans les pratiques des soignants.

Évoquer les soins primaires ne revient pas à s’en remettre comme souvent à la seule prévention médicalisée. Il faut renforcer (restaurer dans certains cas) les moyens de la santé en population : tissu associatif, intervenants sociaux, réseaux de médecine collective (dont ceux dédiés à la périnatalité et à l’enfance), en lien avec les structures de soins primaires.

Il faut développer l’implication des différents ministères – Agriculture, Aménagement du territoire, Logement, Éducation nationale, etc. –  et l’engagement des collectivités locales, tout en affirmant le leadership du ministère de la Santé, en tant que stratège et ensemblier plutôt que pour sa frénésie normative.

Pour sérier et prioriser les programmes d’action, il faut enfin renforcer l’évaluation : tout ne se vaut pas, toutes les interventions ne sont pas pertinentes.

Rien de spectaculaire ici mais rien de sérieux ne se fera si on ne s’attelle pas enfin à ce chantier dans le cadre d’une stratégie nationale de santé enfin assumée et déclinée territoire par territoire.

Des compétences soignantes en phase avec les besoins des territoires : réduire la fracture sanitaire

À côté du sujet des rémunérations, les questions des compétences, de la répartition des tâches entre les soignants et de l’amélioration des carrières sont aujourd’hui au cœur des problèmes d’attractivité de professionnels de santé. Alors même que la pénurie est avérée ou guette, selon les professions et selon les territoires, les compétences des professionnels sont souvent sous-utilisées, facteur de frustration pour les intéressés et de gaspillage pour la collectivité.

L'exercice coordonné permet pourtant d’améliorer l’articulation entre les professionnels et entre les professions, de partager les connaissances sur le rôle des uns et des autres, d’utiliser de façon plus pertinente les compétences de chacun. Cette reconfiguration des rôles, en exercice interprofessionnel, contribue en outre à améliorer l'attractivité d'un territoire pour des jeunes diplômés et facilite l'accès aux soins. En effet, les collaborations choisies et le partage des compétences contribuent à retrouver du temps médical.

Le développement du travail en équipe avec de nouveaux partages de responsabilité entre les médecins, les infirmiers et les autres professionnels paramédicaux, les pharmaciens n’est pas seulement nécessaire pour redonner du sens et de l'attractivité, il est la condition pour avoir des services de soins primaires forts partout et donc pour prendre à bras le corps la crise de la démographie médicale.

Il faut aussi parler carrière. En effet, comme pour beaucoup de professions, les médecins et les autres personnels ne se projettent plus dans un seul métier tout au long de leur vie professionnelle.

Le développement du travail en équipe est la condition pour avoir des services de soins primaires forts partout

Les contraintes de l’exercice, le manque de reconnaissance et la perte de considération expliquent pour une part ce désenchantement au sein des professions de santé, mais le défaut de perspectives de carrière y a aussi sa part, de même que les conditions de travail. Les choix de spécialité des internes sont parlants à cet égard : ils prennent en compte la qualité de vie et donc les activités où les gardes et les astreintes sont limitées, où l’amplitude horaire est raisonnable.

Le secteur privé peut parfois être privilégié du fait d’une meilleure rémunération que dans de la fonction publique hospitalière mais les conditions de travail, assorties de moins d’astreintes, comptent aussi. D’autant que les grilles de rémunération de l’hôpital sont largement insensibles aux différences de pénibilité subies par les praticiens.

La gradation des soins sur le territoire et la répartition des tâches au sein des établissements ne visent pas seulement une plus grande efficience. Elles sont aussi susceptibles de rendre plus claires les missions. Faute de quoi, les praticiens se voient déborder, avec le devoir de tout faire et, bien souvent, de faire face à des injonctions contradictoires.

Parmi les évolutions considérables de ces dernières années, il faut enfin faire toute sa place au digital, qui a entraîné une évolution fondamentale des pratiques des soignants au quotidien : il contribue certes à améliorer les conditions de travail (facilitation de tâches répétitives sans valeur ajoutée), à créer potentiellement de nouveaux métiers mais il augmente aussi le temps devant un écran au détriment du temps consacré au patient. Le digital contribue en outre à repositionner les différents acteurs d’un parcours de santé et donne de fait des perspectives de carrières différentes et complémentaires.

Face à ces transformations et à ces contraintes, il est indispensable de construire des trajectoires de travail et de formation correspondant aux aspirations des professionnels tout au long de leur vie. Il faut redonner aux personnels l’envie de progresser professionnellement, notamment en leur offrant des passerelles permettant de se hisser vers de nouvelles compétences, d’autres métiers, d’autres horizons. 

Aujourd’hui, les silos sont partout ! Il est indispensable de redonner de la souplesse, levier puissant d’attractivité et donc de casser les silos, pour donner des perspectives. Nous proposons ici quelques pistes :

- Ouvrir "pour de vrai" le chantier des champs de compétences des métiers de la santé et donc accepter de répartir différemment ces activités au travers de plus de professionnels, pour ainsi montrer un chemin d’évolutions de carrière larges et diversifiées ;

- Faire évoluer des carrières médicales exclusivement tournées vers le soin vers des fonctions de management, de formation ou de santé publique ;

- Proposer à l’ensemble des professionnels paramédicaux des trajectoires de carrières horizontales (entre métiers de même niveau) ou verticales (par le biais de la promotion professionnelle, en développant massivement les formations en cours de carrière et les dispositifs de validation des acquis) ;

- Relancer le chantier du cadre unique d’exercice pour les professions de santé : ni libéral ni salarié ou bien plutôt et libéral et salarié.
 

Dans ces affaires qui touchent aux métiers et aux compétences, où la controverse surgit à tout propos, il faut un peu de méthode et beaucoup de constance.

On a de fait beaucoup innové au cours des dernières années : partage des tâches, pratique avancée, accès direct, réformes multiples dans le champ des formations. Parfois avec un dessein clair. Parfois de façon un peu brouillonne. Il faut une expertise précise et approfondie en ces matières (comparaisons internationales, connaissances statistiques fines, conditions de la régulation juridique et financière, etc.), il faut une concertation globale, c’est-à-dire non parcellisée (ne pas jouer les acteurs les uns contre les autres ou les uns après les autres), une trajectoire de transformation claire et un schéma de mise en œuvre réaliste : quelle part de la construction réglementaire ? Quelle place pour les expérimentations ? Comment passer de l’expérimentation isolée – ou interminable – à la diffusion des innovations qui marchent ? Quel degré de différenciation sur le territoire ?

 

Des formations plus agiles : décloisonner tous azimuts

Le décloisonnement doit devenir le principe alors qu’il est aujourd’hui l’exception : résultat de la division du travail, de la spécialisation croissante, de l’affirmation des professions (les unes contre les autres), de leur hiérarchie (implicite ou explicite) et… de la traduction réglementaire de tout cela…Il faut faire des ponts entre les formations et donc multiplier les occasions de mutualiser les enseignements, rapprocher matériellement et symboliquement les lieux de formation autour de l’Université, permettre les reprises d’études et les deuxièmes carrières de façon beaucoup plus fluide…

Ceci est aussi affaire de méthode et d’organisation. Traiter les formations au fil de l’eau cloisonne immanquablement. Il faut donc un plan d’ensemble.

Il faut une forme de désarmement réglementaire. Les formations de santé sont en effet atypiques du point de vue de la réglementation, au sens où celle-ci est partout (dans des programmes ou des référentiels de formation très denses et détaillés) et l’évaluation nulle part.

Il faut donc alléger le cadre (pour permettre plus d’agilité dans les transformations), faire confiance aux acteurs de la formation pour ce qui est des maquettes, accréditer les formations et les évaluer. En somme normaliser enfin les formations de santé – médicales et non médicales – dans le cadre LMD (licence-master-doctorat), en se conformant ce faisant au cadre fixé au niveau européen. Cette normalisation permettra aussi le développement des formations sous le format de l’apprentissage.

Tout cela ne peut se faire à gouvernance inchangée.

Au niveau central, les réformes des études de santé ne peuvent plus être prisonnières des aléas de l’interministérialité. Il faut soit confier la définition de la politique des formations de santé au seul ministère en charge de l’Enseignement supérieur, la Santé faisant valoir ses besoins, tant au plan quantitatif qu’au plan qualitatif, soit stabiliser une organisation biministérielle (Santé-Enseignement supérieur) performante.

Le décloisonnement doit devenir le principe alors qu’il est aujourd’hui l’exception

Au niveau régional, les régions et les universités doivent assumer leur leadership, dans le cadre d’un partenariat construit. L’adaptation des formations aux caractéristiques et aux besoins des territoires, la lutte prioritaire contre les "déserts médicaux" supposent la pleine mobilisation des acteurs sur leurs compétences en faisant fi des querelles habituelles.

Enfin, tout le monde s’accorde à considérer qu’il faut sortir des systèmes de quotas : on l’a fait pour l’accès aux études de santé ; c’est en cours pour les paramédicaux. Pour autant, il ne s’agit pas de former un grand nombre de professionnels qui n’exerceraient que des activités choisies pour des patients sélectionnés. Il faut renforcer l’évaluation de la pertinence des actes et faire que chaque professionnel remplisse bien l’ensemble de ses missions auprès de la population, quels que soient le mode d’activité et le lieu d’exercice.

Faire en sorte que chaque professionnel de santé contribue à l’accès aux soins des populations vivant dans des territoires à plus faible densité soignante, notamment à travers des missions d’intérêt général comme la permanence des soins, pourrait d’ailleurs constituer une alternative efficace et acceptable au conventionnement sélectif. Il en va de l’exercice de la responsabilité populationnelle territoriale.

Financement de la santé : planifier le retour à l’équilibre des comptes sociaux

Comme un mirage dans le désert, la Grande Sécu a disparu du débat présidentiel avant même l’amorce de celui-ci. La question du financement n’a quant à elle jamais émergé. Toutes branches considérées, le "trou" de la Sécurité sociale a pourtant été de 24,6 milliards en 2021, après 38,4 milliards en 2020.

On parle beaucoup du financement des retraites mais rien sur le déficit jumeau de l’Assurance maladie, bien plus préoccupant en fait. Au-delà des aléas conjoncturels sur les recettes, les revalorisations salariales du Ségur de la santé et les plans d’investissement pour l’hôpital ont ancré un décrochage structurel de la branche maladie, en attendant le choc lié à la prise en charge de la perte d’autonomie.

Alors oui, au-delà de la solution – de bon sens – de cantonnement de la dette Covid, la perspective doit être celle d’un redressement durable de la branche maladie et aucune voie n’est aujourd’hui tracée en la matière.

Il faudra des financements nouveaux… et ne pas se priver des financements existants en multipliant les niches sociofiscales… Il faudra aussi un jour définir une trajectoire de retour à l’équilibre et remettre en selle les outils dont on dispose en la matière : la discussion de l’Ondam doit retrouver son sens et ne plus être chaque année le concours des mesures nouvelles, le réceptacle de l’activisme législatif de l’administration ou la hotte du Père Noël des corporations…

Il ne va pas falloir discuter seulement réponses aux besoins ou rémunérations des soignants mais aussi revenus, équilibre prix-volumes, responsabilité, évolution des tarifs au cours du cycle de vie de l’innovation… Vieilles notions remisées depuis une vingtaine d’années.

Derrière le lamento commun, la situation des opérateurs est extrêmement variable : si certains hôpitaux/services – au sein d'un même établissement, la situation peut être hétérogène – sont en détresse, d’autres caracolent dans les classements, d’autres encore sont simplement mal gérés. Il en va de même pour la plupart des opérateurs. Uniformiser le constat et les solutions est un raccourci qu’on ne peut pas se permettre au regard de la situation financière.

Oui, il faut une grande négociation sur la santé mais sans occulter les sujets qui fâchent.

Au-delà de la soutenabilité financière de notre système de santé, on ne saurait enfin omettre la durabilité de celui-ci et l'impact énergétique et écologique du secteur de la santé.

La régulation en santé : clarifier les principes

La question fondamentale de la régulation et de l’organisation de celle-ci n’est au fond jamais vraiment posée. Les disparités territoriales, les innovations technologiques et organisationnelles, l’évolution des métiers fabriquent pourtant en permanence des déséquilibres et il faut donc travailler les principes de retour à l’équilibre. C’est ça la régulation.

Nous l’avions fait au Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (HCAAM) à l’initiative d’Anne-Marie Brocas, en mobilisant les réflexions très denses déployées dans d’autres secteurs d’activité (en particulier à la faveur de l’évolution des services publics en réseau).

Prenons le sujet de l’organisation des soins. Face à la montée des interdépendances ou des lacunes dans la prise en charge à la faveur de la division du travail croissante, fabrique-t-on des solutions par la planification ou par le marché ? Les deux en même temps en fait, par le truchement des conventions médicales et paramédicales et la multiplication des dispositifs de coordination/coopération.

Le principe d’organisation est-il corporatiste (autour des professions), institutionnel (autour de l’hôpital), marchand (selon le principe de la concurrence entre les acteurs) ou démocratique (selon le principe d’organisation qui vaut pour les autres politiques sur le territoire) ? Les solutions opérationnelles seront toutes différentes selon la réponse à cette question.

Le principe d’organisation est-il corporatiste, institutionnel, marchand ou démocratique ?

Le débat n’est tout simplement pas posé ou plutôt la réponse est implicitement : une bonne dose de corporatisme, une armature institutionnelle (hospitalière) omniprésente, le recours à la stimulation pour enjoindre les acteurs à la coopération (à travers des appels à projets et des financements incitatifs…) et bien peu de place à la délibération organisée des acteurs (tous les acteurs) sur le territoire. Cette incertitude, ce melting pot des principes, est-il consubstantiel à ce secteur complexe, à des interventions composites… ou le fruit d’une forme de paresse ou de désenchantement ou encore le résultat de la défense des acquis, qui invite à circonscrire les débats ?

Il n’y a pas, d’un côté, des acteurs valeureux et, d’un autre côté, une administration malhabile ou tatillonne. La régulation c’est un tout. Il faut mettre le sujet au cœur de la conduite de l’action publique en santé et des changements. Cela suppose de clarifier le rôle des acteurs suivant un certain nombre de principes : on ne peut être financeur et régulateur, opérateur et régulateur, collectivité organisatrice et régulateur… Les uns et les autres participent de la régulation mais le rôle de chacun doit être précisé. Concrètement, le rôle des ministères, de l’assurance maladie, des acteurs territoriaux n’est pas immuable.

Il faut clarifier les missions de régulation et les confier à des acteurs identifiés (comme il en existe dans d’autres secteurs). Il faut développer des outils de surveillance des marchés et de la formation des prix et des tarifs : l’économie industrielle est quasiment absente dans le champ de la santé.

Il faut bien entendu développer l’évaluation tous azimuts (avec la participation active des usagers et des patients) : là aussi, nous partons de très loin.

L’expérience de la crise a ajouté un autre chapitre au chantier de la régulation : celui de l’industrie pharmaceutique française et européenne afin de garantir, d’une part, une certaine autonomie et d’éviter, d’autre part, les très nombreuses ruptures de stock, qui risquent de se multiplier dans les années à venir, notamment sur des médicaments indispensables, utilisés chaque jour par les médecins.

Les systèmes d’information : une infrastructure essentielle à consolider

Les systèmes d’information sont une infrastructure essentielle de la régulation du système de santé : la constitution de l’infrastructure, sur le périmètre des référentiels et des services socles, est d’intérêt public, on l’a enfin compris. Les différents acteurs doivent pouvoir s’y connecter en se conformant aux règles posées en termes d’accès, d’interopérabilité, d’organisation de la concurrence (en particulier en ce qui concerne les plateformes) et de protection des données.

C’est sans doute le sujet sur lequel les dernières années auront été le plus productives, à la mesure de l’investissement mis en œuvre dans la ligne du programme "Ma santé 2022". Cet effort a consisté à prendre au sérieux la question de l’urbanisation des systèmes d’information en santé, en mobilisant les industriels auprès des professionnels et des établissements et services, avec des ressources à la clé, et à bâtir une nouvelle interface pour les usagers à travers Mon espace santé.

En termes de méthode et de conduite du changement, l’expérience est intéressante : un dessein enfin clair, une démarche de concertation et de coconstruction, des moyens à la hauteur, des acteurs pivots pour mobiliser les opérateurs et les parties prenantes (l’Agence du numérique en santé, la Direction du numérique en santé et l’Assurance maladie).

Le statut des opérateurs : ne plus reculer devant ce chantier de modernisation prioritaire

Aux deux bouts de la chaîne, on trouve les hôpitaux publics – et leurs navires amiraux, les CHU – et les cabinets libéraux. Entre les deux, une foultitude d’organisations : cliniques à but lucratif (organisant le travail de médecins libéraux en leur sein) ou non lucratif, regroupements de professionnels sur un mode libéral ou capitalistique (réseaux de pharmaciens et groupes de biologie médicale) ou sur un mode planificateur (MSP, CPTS).

Quels que soient les interstices, les acteurs en bout de chaîne sont intangibles quant aux principes revendiqués : bureaucratie professionnelle dyarchique (direction médicale et direction administrative) d’un côté, cependant gagnée par une préoccupation compulsive de rendre des comptes (les hôpitaux publics), organisations isolées d’un autre côté (les cabinets libéraux), arc-boutées sur les principes d’une "Charte de la médecine libérale" bientôt séculaire (1927) : liberté d’installation, libre choix du médecin, liberté de prescription, libre entente sur les tarifs – supprimée par les ordonnances de 1945 – et respect du secret médical, laissant difficilement émerger les linéaments d’une entreprise médicale articulée aux enjeux contemporains : exercice regroupé pluriprofessionnel, responsabilité populationnelle, diversification tarifaire… mobilisant toujours plus de compétences économiques et managériales.

S’il doit y avoir grande concertation, il faut mettre sur la table la rénovation des principes de la médecine libérale et les conditions de management des nouvelles organisations

Alors oui, il faut changer le statut de l’hôpital public et défaire la gangue bureaucratique qui enserre l’ensemble hospitalier, du plus petit hôpital jusqu’au ministère de la Santé. Plusieurs modèles alternatifs sont disponibles : ceux des grands hôpitaux du champ non-lucratif, celui des centres de lutte contre le cancer, ceux des hôpitaux universitaires chez certains de nos partenaires (en Europe ou aux Etats-Unis notamment). Les Ordonnances Debré de 1958 avaient, en leur temps, permis d’engager un vaste mouvement de modernisation. Il est temps de remettre l’ouvrage sur le métier. Le choc d’attractivité à l’hôpital public doit aussi être un choc de management.

Il faut aussi simplifier la gouvernance territoriale de l’actuelle hospitalisation publique (au-delà des groupements hospitaliers de territoire) en vue d’une meilleure régulation de l’offre de soins et de la permanence des soins et de façon à éviter les concurrences malsaines entre établissements voisins.

A l’autre bout de la chaîne, s’il doit y avoir grande concertation sur la santé, il ne faut pas biaiser cette fois et il faut mettre clairement sur la table la rénovation des principes de la médecine libérale mais aussi les conditions de management des nouvelles organisations (et les formations à prévoir en la matière). La définition de nouvelles règles de fonctionnement de la médecine de ville est d’ailleurs une des conditions de la réussite d’une réforme de l’hospitalisation.

Pour la décentralisation dans le champ de la santé

Les régions et les départements n’ont pas, de leur côté, toujours montré leur pertinence au plus fort de la crise. Le problème n’est pas là. Il est dans la difficulté de fonder un système d’acteurs à compétences partagées, forcément partagées, efficace sur une double dyarchie : Préfet/ARS d’une part, ARS/collectivités locales (région ou département) d’autre part.

Les ARS ne peuvent plus être ce troisième pouvoir autonome et en ligne directe avec le seul ministère de la Santé. Il faut donc fabriquer une autre gouvernance, à travers un mix de déconcentration et de décentralisation.  La planification est indispensable mais son échelle est fonction de l’enjeu et des besoins des populations et des territoires concernés.

Si on considère les pathologies, pour les maladies rares, elle est nationale ; pour les pathologies complexes, elle se conçoit mieux à l’échelle régionale ; pour les autres spécialités et pathologies, le rapport du HCAAM sur la médecine spécialisée avait bien montré les échelles variables, départementale, cantonale voire communale (pour les soins primaires).

Si on considère l’offre en professionnels, la planification doit viser à la fois des objectifs de rééquilibrage entre régions et entre territoires et prendre en compte les besoins locaux, au plus près des solutions accessibles sur le terrain.
 

Les ARS ne peuvent plus être ce troisième pouvoir autonome et en ligne directe avec le seul ministère de la Santé

Les ARS doivent être rendues à leur rôle d’agence technique, d’organe agissant pour le compte des préfets d’une part (pour ce qui est des compétences Etat, dont la surveillance et la gestion des crises sanitaires – c’est d’ailleurs la configuration qui s’est installée au décours de la crise Covid-19), des régions et des départements d’autre part.

Cet étayage en termes d’expertise et d’administration spécialisée permettra de conférer aux régions des compétences d’organisation complémentaire sur le plan sanitaire et de trancher la dyarchie existant sur le médico-social.

Il faut en effet ériger la région en collectivité organisatrice pour prendre pleinement en charge – et au sérieux – la question des déserts médicaux et paramédicaux : les régions ont à leur main un certain nombre de compétences cruciales en la matière (orientation des publics scolaires, formation des professionnels paramédicaux, emploi, aménagement du territoire, développement économique et équipement des territoires, en lien avec les autres collectivités). Le partenariat avec l’Université est ici essentiel… et n’a pas de raisons d’être pensé sur le registre de la concurrence comme c’est le cas quand on installe une dyarchie Etat-collectivité.

La gouvernance centrale : ne pas craindre le grand bouleversement

Le dilemme se pose à chaque début de cycle politique : peut-on conduire les réformes avec l’organisation existante au niveau central ? Inversement, comment ne pas retarder les réformes le temps de restructurer les organes centraux ?

Premier élément de réponse : avoir un dessein global et une claire conscience des relations entre les différents chantiers donne des marges de manœuvre par rapport à l’infrastructure ministérielle existante et permet de hiérarchiser les enjeux.

Deuxième élément : une grande concertation est prévue ; le temps de la concertation peut être mis à profit pour changer les organisations.

Le big bang pour que faire ?

Déconcentrer le secteur de la santé, c’est-à-dire confier les compétences Etat à un échelon infra national, est une nécessité si on veut accompagner le développement des responsabilités des hôpitaux et de la médecine de ville. La prégnance de l'administration centrale et sa capacité à étouffer l'innovation (à l'exception du fameux "article 51"*) est sans doute une des causes de la crise profonde de la gestion hospitalière, des difficultés quant à la présence territoriale des soignants et des retards à l'organisation des soins primaires.

Il faut aussi régler le sujet Assurance maladie–administrations centrales en ce qui concerne l’organisation des soins et de la prévention.

La décentralisation renforcée ou désormais assumée, le changement de statut des hôpitaux, l’impulsion nouvelle donnée en matière de prévention, la refonte de l’organisation libérale (et des conventions qui l’informent), la volonté de clarifier la régulation, tout cela plaide pour concrétiser enfin le projet d’Agence nationale de santé à partir des ressources de l’assurance maladie et des administrations centrales actuelles : une agence avec tous les attributs, qui reçoive une mission claire, qui rende des comptes et qui organise la participation de l’ensemble des parties prenantes (usagers, professionnels, collectivités locales notamment).

Cette refondation concerne également le champ de la recherche et l’articulation entre les ministères (de la Santé et de la Recherche), les agences sanitaires, l’Inserm, les CHU et les universités, sans parler des agences de financement (dont l’Agence nationale de la recherche) et des dispositifs portés par elles depuis quelques années (dont les instituts hospitalo-universitaires). Ce système d’acteurs, cet écheveau aurait-on envie de dire, doit être simplifié, rebâti, en lien avec les évolutions respectivement conduites dans les champs de la Recherche (évolution des unités mixtes et du rôle des universités, évolution du pilotage de la recherche et des carrières des enseignants-chercheurs) et de la Santé (évolution des hôpitaux universitaires, émergence de l’ANS, etc.).

Les administrations centrales pourront dès lors être recentrées sur les tâches de pilotage statistique, stratégique, financier et juridique (avec pour objectif, sur ce registre, la désescalade réglementaire…). Ce n’est pas extravagant. D’autres pays l’ont fait.

La démocratie sanitaire, enfin

On a célébré il y a quelques semaines les vingt ans de la Loi Kouchner sur les droits des malades**, qui avait ouvert une ère nouvelle pour la représentation des usagers du système de santé, après un processus de concertation échevelé quelques années auparavant, les Etats généraux de la santé, conclus en 2019.

 

Après deux années de crise sanitaire où le système de santé et de représentation en santé a été fortement éprouvé, ce rappel est bienvenu.

Le dispositif des agences sanitaires patiemment construit dans les années 1990 n’a pas manqué en effet d’être bousculé : de nouvelles instances (dont le Conseil scientifique au premier chef) ont été mises en place, la représentation des usagers a été souvent lacunaire en leur sein, les Conférences régionales de la santé et de l’autonomie ont été mises en sommeil, les associations d’usagers ont peu à peu (re)pris leurs marques pour défendre l’accès aux protections et aux vaccins des personnes fragilisées par la maladie, le « parlementarisme rationalisé » de la Cinquième République a laissé vivre un timide débat dans les enceintes parlementaires au plus fort de la crise (plus actif classiquement au Sénat qu’à l’Assemblée nationale), au risque d’organiser une confrontation directe entre l’exécutif et la rue, à travers la mobilisation des antivax. Dans les années 1980-90, l’activisme associatif s’attachait à la défense des malades et à l’accès aux traitements… Autre temps, autres mœurs.

Il faut aujourd’hui consolider et rebâtir. La décentralisation que nous appelons de nos vœux, la mise en place d’une Agence nationale de santé sont deux opportunités clés pour la représentation des citoyens et des usagers dans le champ de la santé.

La condition première de la démocratie sanitaire est que le débat en santé vive dans les enceintes de délibération courantes : dans les organes délibérants des collectivités rendues clairement responsables mais aussi au Parlement.

Il faut aussi continuer de structurer la représentation des usagers dans les enceintes spécialisées, au niveau local et régional (Conférence régionale de la santé et de l’autonomie comme Conseil économique, social et environnemental régional) comme à l’échelle nationale (dans les agences sanitaires et au premier chef, demain, au niveau de l’Agence nationale de santé).

Il faut enfin créer les conditions d’une concertation véritable, dont les États généraux de la santé fournissent un modèle. Le fait est qu’une telle organisation du débat public n’a jamais été stabilisée dans le champ de la santé (au contraire de ce qui existe dans le champ de l’environnement par exemple). Il est temps.

NOTE
* La loi de financement de la sécurité sociale de 2018 a introduit, en son article 51, un dispositif permettant d’expérimenter de nouvelles organisations de santé reposant sur des modes de financements inédits.
** Loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé. La loi est intervenue près de trois ans après la conclusion des Etats généraux de la santé du fait de la mission conduite par Bernard Kouchner au Kosovo dans l’intervalle.

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