CONTEXTE

Le suicide est un acte déclenché par divers facteurs dont l’activité professionnelle. En effet, l’environnement psychosocial du travail et les contraintes particulières de certaines professions pourraient favoriser le risque de suicide. Les médecins et autres agents de santé tels que les infirmières sont considérés comme des groupes à haut risque de suicide dans différents pays, en particulier pour les femmes. Si le risque de suicide est beaucoup plus élevé chez les hommes en population générale, les femmes médecins pourraient avoir au contraire des taux de suicide plus élevés.

De même, si les conditions de travail des médecins varient considérablement d’un pays à l’autre et en fonction des époques, l’influence de ces facteurs sur le suicide des médecins n’a jamais été étudiée. En Europe, par exemple, des incitations ont été prises pour réglementer le temps de travail des médecins, notamment via une directive européenne qui pourrait avoir influencé la qualité de vie au travail des médecins et le risque suicidaire.
Enfin, certaines spécialités médicales ou chirurgicales ont été suggérées comme étant particulièrement à risque de suicide avec des facteurs professionnels spécifiques : charge de travail lourde et horaires de travail décalés (avec la privation de sommeil associée), stress des situations (urgences vitales), ou accès facile à un moyen de se suicider.

Pour mettre en oeuvre des stratégies préventives coordonnées et synergiques, il est nécessaire d’identifier le risque de suicide des professionnels de santé (suicide, tentatives de suicide, idées suicidaires). Nous avons émis l’hypothèse que :

• les médecins sont plus à risque de se suicider que la population générale ;
• les femmes médecins sont plus à risque de se suicider que leurs homologues masculins ;
• certains pays auraient des taux de suicide plus élevés chez les médecins ;
• une amélioration s’observe au fil du temps ;
• certaines spécialités médicales ou chirurgicales seraient plus à risque de suicide ;
• les médecins présenteraient également des taux plus élevés de tentatives de suicide et d’idées suicidaires ;
• d’autres travailleurs de la santé seraient également à risque de suicide.

Ainsi, nous avons mené une revue systématique de la littérature et une méta-analyse pour fournir des données factuelles sur le risque de suicide chez les professionnels de santé, en tenant compte des facteurs sociodémographiques et professionnels, et en incluant les tentatives de suicide et les idées suicidaires.

 

 

Les anesthésistes, psychiatres, médecins généralistes et chirurgiens généraux sont plus à risque

RÉSULTATS

Les médecins sont une profession à risque, avec un excès de risque de 44 % de décès par rapport aux autres professions (méta-risque : 1,44 ; intervalle de confiance à 95 % [IC 95 %] : 1,16-1,72), en particulier les femmes médecins (méta-risque : 1,94 ; IC 95 % : 1,49-2,28 pour les femmes médecins contre méta-risque : 1,24 ; IC 95 % : 1,05-1,43 pour les hommes), comme le montre le tableau ci-dessous.

Certains pays sont particulièrement à risque comme les États-Unis (méta-risque : 1,92 ; IC 95 % : 1,29-1,96) et le taux de suicide chez les médecins a diminué avec le temps, en particulier en Europe (p : 0,044). Si l’on considère la fraction des suicides de médecins qui leur sont imputables, certaines spécialités sont surreprésentées : c’est le cas des anesthésistes, des psychiatres, des médecins généralistes et des chirurgiens généraux (voir ci-dessous).

La prévalence des suicides chez les médecins (12 études) était de 4 % de l’ensemble des causes de décès (3-5 %) ; celle des médecins ayant fait une tentative de suicide (5 études) parmi tous les médecins était de 1 % (IC 95 % : 1-2 %) ; celle des médecins ayant des idées suicidaires parmi tous les médecins (12 études) de 17 % (IC 95 % : 12-21 %).

 

 

DISCUSSION

Une profession à risque

Le risque élevé de suicide chez les médecins pourrait s’expliquer par plusieurs facteurs tels que l’environnement psychosocial de travail ou la personnalité des médecins. Les médecins peuvent être confrontés à des conflits internes, au manque de cohésion et de soutien social. Ils sont fréquemment en contact avec la maladie, l’anxiété, la souffrance et la mort. De plus, le perfectionnisme, le souci du détail, le sens du devoir et des responsabilités, ainsi que le désir de plaire sont des qualités appréciées au travail mais sources de stress et de souffrance.

La culture médicale est aussi un frein à la demande d’aide. Nous avons montré que les femmes médecins étaient particulièrement exposées au suicide, ce qui pourrait s’expliquer par la pression supplémentaire qui leur est imposée en raison de leur rôle social. Dans la plupart des pays, les femmes ont plus de responsabilités familiales (éducation des enfants, tâches ménagères et entretien de la maison, etc.) que les hommes. La combinaison d’un emploi à temps plein de médecin et de ces responsabilités à domicile peut être particulièrement difficile à gérer. La prédominance masculine a longtemps été la règle dans les métiers médicaux. Pour faire reconnaître leur équivalence, les femmes médecins réagissent en s’imposant une pression supplémentaire.

Une influence du pays et un effet temps

Nous avons montré que le risque de suicide n’était pas homogène entre les pays, en lien avec l’inégalité de satisfaction au travail des médecins. En effet, certains pays comme les États-Unis semblent être particulièrement à risque, avec une diminution de la satisfaction des médecins au cours des dernières années. Les médecins américains décrivent une pression temporelle pour voir plus de patients en moins de temps, avec un retentissement sur leur vie privée. Ils pourraient également être particulièrement stressés du fait des erreurs médicales qui représentent la troisième cause de décès aux États-Unis. Un contexte de pression économique et de relations avec les sociétés pharmaceutiques, les croyances religieuses, la difficulté d’accès aux soins pour certains patients, et des procédures judiciaires contre les médecins les conduisant à pratiquer une médecine plus défensive.

Dans la plupart des pays, les conditions de travail des médecins ont subi de fréquentes mutations, avec de multiples initiatives de réforme des soins de santé promues par les gouvernements locaux. Ainsi, dans certaines parties du monde, comme en Europe, le taux de suicide chez les médecins a significativement diminué avec le temps. En effet, les heures de travail des médecins ont considérablement diminué à la suite de plusieurs injonctions telles que la directive européenne les limitant, ce qui peut avoir contribué à une diminution du risque de suicide.

Des spécialités plus à risque

Nous avons montré que les spécialités les plus à risque étaient les anesthésistes, les psychiatres, les médecins généralistes et les chirurgiens généraux. Le risque élevé de suicide chez les anesthésistes pourrait s’expliquer par un accès facile à des médicaments mortels, un fort épuisement professionnel, une charge de travail élevée avec un risque vital pour les patients, et un poids organisationnel fort avec une faible autonomie et des conflits au sein des institutions.

Pour les psychiatres, le risque élevé de suicide a été lié à des expériences stressantes et traumatisantes telles que, paradoxalement, la gestion des suicides de patients. À côté de ces spécialités médicales, la médecine générale est une profession historiquement à risque, avec une solitude morale, une interférence du travail avec la vie familiale, des interruptions constantes aussi bien au travail qu’à la maison et, au travail, des contraintes administratives croissantes et une forte attente des patients, conduisant à une faible satisfaction au travail et une mauvaise santé mentale.

Enfin, les spécialités avec des urgences vitales, comme la chirurgie, sont particulièrement stressantes. Il a ainsi été observé que, lorsqu’un patient décède pendant une intervention chirurgicale, les patients opérés par ce même chirurgien dans les jours qui suivent auront une mortalité et une morbidité augmentée.

Tentatives de suicide et idées suicidaires

Le suicide peut être considéré comme un long processus, pour lequel les transitions entre les idées suicidaires et le suicide restent peu connues. Étant donné que les médecins sont peut-être plus conscients du risque suicidaire que la population générale, les pensées suicidaires doivent être particulièrement prises au sérieux dans cette profession. Les idées suicidaires sont considérées comme un indicateur sensible et spécifique du risque de suicide.
Les stratégies préventives peuvent inclure une meilleure prise en charge des troubles psychiatriques, la reconnaissance et le traitement de la dépression et de l’abus de substances, mais aussi des mesures pour réduire le stress professionnel et l’accès aux moyens pour se suicider. L’approche préventive peut consister en un dépistage, une évaluation, une orientation et une éducation pour déstigmatiser les médecins à risque.

Suicides chez les autres professionnels de santé

Notre étude montre le peu de travaux publiés sur les décès par suicide et le risque suicidaire des autres professionnels de santé (pharmaciens, chirurgiens-dentistes, sages-femmes, infirmières, aides-soignantes, etc.). Ces autres professions semblent aussi à haut risque de suicide, avec divers facteurs de stress comparables à ceux décrits pour les médecins.

 

CONCLUSION

Les médecins sont une profession à haut risque de suicide (44 % d’excès de risque de suicide), et particulièrement les femmes médecins (+94 %). Le risque est particulièrement élevé aux États-Unis. Les directives européennes limitant le temps de travail des médecins semblent porter leurs fruits avec une diminution du nombre de suicides de médecins en Europe. Certaines spécialités médicales peuvent présenter un risque plus élevé : les anesthésistes, psychiatres, médecins généralistes et chirurgiens généraux sont plus à risque.

L’absence de données sur le risque suicidaire des autres professionnels de santé est préoccupante, car ils partagent des facteurs de risque similaires à ceux des médecins. Les politiques de santé publique doivent viser à améliorer l’environnement de travail et contribuer au dépistage, à l’évaluation, à l’orientation et à la déstigmatisation des médecins à risque de suicide.

* Auteurs associés : Claire Aubert, Valentin Navel, Bruno Pereira, Michaël Dambrun, Farès Moustafa, Martial Mermillod, Julien S Baker, Marion Trousselard, François-Xavier Lesage.

Affiliations : Université Clermont Auvergne, CNRS, LaPSCo, CHU Clermont-Ferrand

Article de référence : « Suicide among physicians and health-care workers: A systematic review and meta-analysis », Dutheil F., Aubert C., Pereira B., Dambrun M., Moustafa F., Mermillod M., et al., PLoS One, 2019, 14(12):e0226361.

MÉTHODOLOGIE

STRATÉGIE DE RECHERCHE

Nous avons recherché toutes les études rapportant de façon quantitative des évaluations de risques de suicide, de tentatives de suicide ou d’idées suicidaires chez des professionnels de santé. Les bases de données PubMed, Cochrane Library, ScienceDirect et Embase ont été interrogées jusqu’en avril 2019, avec les mots-clés suivants : suicide* AND (« healthcare worker* » OR doctor* OR nurse*).

STATISTIQUES

Nous avons réalisé plusieurs méta-analyses (DerSimonian Approach). La principale méta-analyse a porté sur le risque de suicide des médecins comparé à la population générale. Les résultats ont été exprimés en risque et intervalle de confiance à 95 %. Cette méta-analyse a été stratifiée par sexe (homme-femme), par zone géographique (continents), et par époque (temps). Nous avons ensuite réalisé une méta-analyse du pourcentage de suicides par spécialité médicale parmi les suicides de médecins, ainsi que des méta-analyses de la prévalence des tentatives de suicide et de la prévalence des idées suicidaires chez les médecins. Lorsque cela était possible (taille d’échantillons suffisante), des méta-régressions ont été proposées pour étudier l’influence des facteurs épidémiologiques pertinents.
Soixante-et-une études ont été incluses : 55 études étaient ciblées sur les médecins, 4 sur les chirurgiens-dentistes, 4 sur les infirmières et 2 sur les autres professionnels de santé. Au total, plus de 40 000 suicides ont été analysés.

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