Si la prise de conscience des enjeux d’organisation de santé coordonnée est aujourd’hui partagée par l’ensemble des acteurs, le changement culturel est loin d’être acté. D’autant que cette transformation passe par la formation. « L’interprofessionnalité, ça s’apprend. En France, les études en formation initiale se font traditionnellement en silos. Chaque professionnel apprend son métier en parallèle des autres, dans des lieux souvent très distants les uns des autres. Le jour où ces étudiants ont leur diplôme, ils se retrouvent brutalement en confrontation avec les autres professions, sans avoir la moindre connaissance du métier des autres. Avec pour conséquence une qualité des soins qui n’est pas très bonne, à la fois sur le plan technique et relationnel », analyse le Pr Dan Behnamou, chef de pôle du département d’anesthésie-réanimation au GH Paris-Sud et responsable du centre de simulation LabForSIMS au Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne). Son diagnostic met à jour un autre frein : « Il y a une culture historique de dominance médicale sur le monde paramédical. C’est le médecin qui donne les ordres, qui dirige la stratégie générale et qui a tendance à peu écouter les remarques faites par un non-médecin. »

Des tentatives de décloisonnement avaient pourtant eu lieu en 1980 quand Simone Veil, alors ministre de la Santé, avait subventionné une formation d’infirmières intégrée dans une faculté de médecine, avec une première année commune. Si cette « filière soins » avait bien fonctionné pendant huit ans, les corporatismes ont fini par reprendre le dessus et les financements dédiés arrêtés. La France accuse ainsi un certain retard dans le développement de la formation pluriprofessionnelle et interprofessionnelle par rapport aux pays d’Amérique du Nord et nordiques.

Mais la première vitesse est enclenchée. En témoignent les textes de loi, ces dernières années, qui intègrent cette notion d’interprofessionnalité. « Pour améliorer durablement notre système de santé, de nouvelles synergies doivent prendre forme entre tous les professionnels, qu’ils exercent en structure de ville, médico-sociale et hospitalière. Le modèle de financement doit être revu, et les formations doivent mieux prendre en compte les impératifs de coopération entre les métiers et ceux de la qualité des soins », déclarait le ministère de la Santé en présentant « Ma santé 2022 » en septembre 2018. Quant à la réforme des études de santé, qui prévoit, dès septembre 2020, de nouvelles voies d’admission, elle vise notamment à « décloisonner les filières de santé et permettre des temps de formation en commun ». Les intentions sont là, mais tout reste à construire.

Un besoin de maturation

Depuis 2013, un « module d’apprentissage de l’exercice médical et de la coopération interprofessionnelle » a été inscrit au programme du 2e cycle des études médicales. Mais l’essentiel de l’enseignement porte davantage sur des aspects éthiques et législatifs. La réforme des études changera-t-elle les choses ? « Les changements sont tellement profonds dans le cadre de la réforme des 2e et 3e cycles (méthodes d’enseignement innovantes, intégration d’une plus grande part de cas cliniques et de séances de travaux pratiques) et génèrent tellement de problématiques qu’intégrer les séances interprofessionnelles au cœur de ce chambardement ne sera pas facile et prendra du temps », imagine Dan Benhamou.

Précurseur sur ces questions, il est à la tête du centre de simulation Lab ForSIMS, qui met en place des programmes destinés à la formation d’internes d’anesthésie-réanimation, de gynécologie-obstétrique et de pédiatrie, d’étudiants sages-femmes, auxiliaires de puériculture et infirmières en stage aux hôpitaux Bicêtre et Antoine-Béclère (AP-HP) et au centre hospitalier Sud francilien. En 2017, une première session mettait en scène quatre scénarios, suivis d’un débriefing correspondant à des situations qui surviennent successivement lors du traitement de l’éclampsie. Depuis, une ou deux sessions de simulation annuelles réunissent à chaque fois une vingtaine de personnes. « Quand les étudiants participent à ces séances, ils découvrent rapidement l’intérêt de cet outil. Le principe est une formation expérientielle. On apprend en expérimentant soi-même des situations cliniques. Actuellement, nous travaillons en interhospitalier, mais il faudra élargir en intégrant les professionnels de santé de ville », assure-t-il.

Il ne s’en cache pas : « La mise en œuvre pratique est horriblement compliquée. Pour rassembler des étudiants en soins infirmiers, en kinésithérapie et en médecine, nous avons été obligés de caler des séances le samedi. Si on veut considérer que l’interprofessionnalité doit être mise en œuvre dans les formations initiales, de très gros changements sont nécessaires. Pour l’instant, nous ne sommes pas du tout dans la routine, car il y a de nombreux obstacles et il faut trouver un financement pérenne dédié à ces solutions pédagogiques innovantes. »

Sortir de la théorie

Certaines universités lancent des tentatives qui se heurtent à ces freins trop nombreux. D’autres, comme celle de Nice, parviennent à développer un socle commun de formation. « C’est un mouvement de fond incontournable dans lequel nous nous inscrivons complètement. Il faut dépasser le stade du vœu pieu, mais aussi respecter le temps, estime le Dr Paul Frappé, président du Collège de médecine générale. Quand l’enseignement pluriprofessionnel est trop théorique, on ne s’y retrouve pas, ni d’un côté ni de l’autre. À Saint-Étienne, on a essayé de faire de la formation initiale médecins généralistes-infirmières. Mais il y a une différence de génération et une différence d’ancrage dans la pratique, les infirmières étant dans un milieu complètement hospitalier et les internes en médecine générale dans des problématiques de collaboration avec les infirmières en ville. Pour que ces enseignements soient fructueux, il faut réaliser quels sont réellement les enjeux concrets de l’interprofessionnel. Cela mûrit avec les maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP), les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS)… »  

Différentes dimensions propres à chaque profession doivent donc être intégrées. « Une formation interpro sur la lombalgie entre kinés et médecins, qui permet par exemple de mettre à jour l’arsenal thérapeutique du kiné et de discuter les difficultés auxquelles il est confronté. Entre médecins et orthophonistes, on peut se former sur le dépistage, la cohérence du discours, le transfert d’informations, la pertinence de l’adressage… L’enjeu, c’est qu’on peut être un très mauvais médecin si on ne prend pas en compte l’aspect interprofessionnel. Le fait que cela soit abordé en formation initiale montre que c’est une dimension importante de l’exercice », poursuit Paul Frappé.

Les premières graines 

Médecin généraliste en MSP à Nantes et maître de conférences des universités à la faculté de médecine de Nantes, Jean-Pascal Fournier organise 6 sessions par an, qui réunissent, au sein de la faculté de pharmacie, 8 étudiants en 5e année de la filière officine et 3 ou 4 étudiants en première année de DES de médecine générale. Un enseignement qui fait partie du cursus obligatoire pour les pharmaciens mais optionnel pour les médecins. Dans une officine virtuelle, pendant trois heures, un enseignant de médecine générale et un enseignant de la filière officine font jouer aux futurs professionnels cinq situations fréquentes qui invitent à une collaboration téléphonique entre le pharmacien et le médecin. Le bilan est positif : « Auparavant, ces enseignements interprofessionnels arrivaient trop tardivement, avec des internes qui étaient déjà en autonomie sur des stages ambulatoires en soins primaires en autonomie supervisée (Saspas). On a profité de la réforme du DES pour associer cet enseignement avec la phase socle. On déconstruit beaucoup d’idées reçues. On pose les bases pour une saine collaboration », confie Jean-Pascal Fournier.

Le Dr Yoann Gaboreau est, lui aussi, convaincu de l’intérêt d’un apprentissage pluriprofessionnel au plus tôt : « La modification de l’épidémiologie des maladies chroniques fait qu’on a besoin, pour le patient, de travailler ensemble pour une meilleure qualité des soins et une communication plus fluide entre professionnels. Ce n’est pas forcément inné, et il est important de placer les premières graines durant la phase initiale des études pour que cela puisse germer ensuite. » Maître de conférences des universités en médecine générale à la faculté de Grenoble et coordinateur d’une MSP en Savoie, il a initié, en 2018, un séminaire de formation initiale autour de la coordination des soins et des représentations des différents métiers par les autres. Destiné aux étudiants en 6e année en pharmacie, aux internes de médecine générale (sur la base du volontariat) et aux futurs kinésithérapeutes, cet enseignement, élaboré par les enseignants des différentes disciplines, se fait sous forme d’ateliers (partage d’expériences, travail de représentation, échange de pratiques et mise en commun). Mais la première session a été annulée, par défaut de participation des internes en médecine générale.

Cette année, seuls six internes y ont participé. « Il y a probablement un problème de communication autour de ces recrutements, regrette-t-il. Tous les enseignants non médicaux sont demandeurs d’échange avec le corps médical. Il y a une vraie attente de la part des étudiants paramédicaux, mais nous avons encore peu de retour d’expérience des étudiants en médecine. » Des stages croisés médecine/pharmacie sont aussi prévus : « On propose de faire se rencontrer des étudiants de pharmacie avec des maîtres de stage des universités de médecine générale et inversement, en pratique clinique, dans leur cabinet ou leur officine. L’un des corollaires de la formation pluripro, c’est que cela nécessite beaucoup de coordination et qu’il faut une vraie équipe motivée pour ne pas s’essouffler. »  
 

Focus

Interpro ou pluripro : quelle différence ?

« Il y a apprentissage interprofessionnel lorsque des membres de deux ou plusieurs professions sont réunis pour apprendre avec les autres, grâce aux autres et à propos des autres afin d’améliorer la qualité de soins et  les pratiques collaboratives en santé », ces dernières étant définies comme « la compétence collective développée par plusieurs professionnels de santé, membres de différentes professions, pour travailler ensemble, avec les patients, leur entourage et la collectivité pour offrir la meilleure qualité de prévention et de soins », indique l’Agence nationale du développement professionnel continu (ANDPC). Michèle Lenoir-Salfati, sa directrice, précise : « Les actions pluriprofessionnelles s’adressent indifféremment à des spécialités différentes ou des professions différentes. Les formations interprofessionnelles s’adressent à des spécialités différentes mais font travailler des compétences de coordination. Sur le diabète, par exemple, on va travailler sur le parcours coordonné d’un patient diabétique par les différents acteurs de santé, ce qui demande une ingénierie pédagogique un peu spécifique. »
 

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