*[Dominique Dépinoy est également médecin généraliste et de santé publique et consultant en organisation des soins] 
 

"Les professionnels sur le terrain pointent - avec sarcasme parfois - un empilement d’interlocuteurs, de sigles qui peinent à faire sens, de périmètres flous, de coopérations intermittentes. Pire : beaucoup d’initiatives ne touchent que ceux déjà convaincus. Les autres, qu’il est primordial de mobiliser, restent à distance. Et pourtant, ce ne sont pas les efforts qui manquent.  

Depuis plus d’une décennie, la France multiplie les efforts pour repenser ses soins primaires. Des dispositifs structurants ont vu le jour : les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), dernières venues et prometteuses, les maisons et centres de santé (MSP et CDS), structures éprouvées dans la coordination des soins, ou encore les dispositifs d'appui à la coordination (DAC), précieux soutiens pour les situations les plus complexes … Chacun porte un objectif légitime, chacun agit au plus près des besoins des professionnels et des patients.  

Côté réflexion stratégique et militante, les fédérations (FNCS, AVECsanté, FCPTS, Facs), les organismes de formation (CNGE, Collège de médecine générale), les syndicats, les réseaux de recherche ont multiplié les analyses, les propositions, les plaidoyers. Mais malgré cette effervescence, utile, tout cela ne fait toujours pas système. L’addition des initiatives ne crée pas la cohérence. L’accumulation des dispositifs ne garantit pas la lisibilité. La fragmentation des représentations fragilise la dynamique collective et entretient une illisibilité au détriment de ceux que ces transformations devraient avant tout toucher et servir. 
 


En 2016, une Fédération des soins primaires a pourtant été lancée pour rassembler ces forces. Elle regroupait syndicats, fédérations, collectifs pluriprofessionnels. Neuf ans plus tard, force est de constater qu’aucune production notable, aucune structuration durable, aucune reconnaissance nationale claire n’a été au rendez-vous. Silence radio. Nombre d’acteurs du tour de table initial n’ont pas concrétisé de stratégie commune. Chacun ayant sans doute craint de "perdre" sa spécificité. D’où la question : pourquoi avoir tant de mal à se coordonner alors que ce mot est un leitmotiv ? 

Coordination : mot-clé de tous les discours, de toutes les réformes, de tous les appels à projets, de tous les colloques… Et, quand il s’agit de se coordonner entre structures, de converger, d’intégrer des outils, c’est l’impossible col à franchir. Comment expliquer qu’un système qui prône la transversalité peine tant à construire une stratégie partagée, des outils communs, une fédération légitime pour parler d’une seule voix aux institutions ? 

 

Représenter les soins primaires de manière unifiée ne signifierait pas gommer les spécificités de chacun


Toutes les fédération nationales – AVECsanté, FNCS, FCPTS, Facs – partagent, dans leurs textes fondateurs des ambitions communes : Mieux coordonner, mieux représenter, mieux accompagner. 

Pourtant, chacune agit, à quelques exceptions régionales près, seule, auprès de ses "bénéficiaires", maisons de santé, centres de santé, communautés professionnelles, services d’appui… Il y a bien entendu des spécificités et champs d’intervention distincts, mais pourquoi ne pas prendre le temps de mettre en avant les complémentarités ? Les outils sont dupliqués, les réflexions se chevauchent, les événements se multiplient et superposent. 

"Une fragmentation en silos catégoriels persiste"

Des colloques et universités de la coordination en santé sont organisés chaque année par les différentes fédérations nationales et régionales. Leur fréquentation soutenue témoigne d’un véritable besoin d’espaces transversaux de réflexion partagée. Ils sont utiles, fréquentés, souvent productifs. Mais ces lieux de dialogue réunissent, trop souvent encore, les mêmes professionnels. Ce constat révèle une mobilisation partielle, et souligne l’enjeu d’impliquer davantage ceux qui restent à distance. Et pourtant, malgré une convergence d’intentions, les acteurs peinent à porter un message commun aux institutions, aux professionnels comme aux usagers du système de santé. Une fragmentation en silos catégoriels persiste.  

Pourtant, représenter les soins primaires de manière unifiée ne signifierait pas gommer les spécificités de chacun : les enjeux de santé en zone rurale, en quartiers prioritaires de la ville ou auprès de populations aux besoins complexes doivent rester visibles. L’unité n’exclut pas la diversité des réalités de terrain. 

On est donc face à un paradoxe structurel. Chaque acteur est porteur d’un segment de la solution, mais aucun ne peut prétendre à une tentative de synthèse sans susciter la méfiance des autres. Les logiques de représentation, les héritages syndicaux, les concurrences de financement, les traces de divergences culturelles entre médecine libérale et centres de santé, les articulations à construire entre DAC et CPTS, rendent cette coordination impossible dans un cadre vertical. Ce n’est pas un manque de bonne volonté. C’est une configuration systémique bloquante. 

Expérimenter une nouvelle voie

Le constat d’échec au niveau national ne peut plus être évité. Il est urgent d’expérimenter une autre voie : celle d’une coopération stratégique régionale, qui permette de mutualiser les moyens, de visibiliser les acteurs et de construire une parole commune. Les conditions sont réunies : structures, compétences, idées. Ce qui manque ? Un espace commun en proximité pour les faire dialoguer, construire ensemble, mutualiser les moyens, éviter les doublons. Le niveau régional est le bon, pragmatique et souple : certaines régions ont déjà ouvert la voie, en regroupant au sein d’une même fédération les MSP et les CPTS, ou en signant des conventions entre fédérations existantes pour agir de concert. C’est dans ces contextes que peuvent éclore des coopérations authentiques. Des fédérations régionales inclusives, interprofessionnelles, prêtes à construire des ponts concrets entre coordination, formation, appui, recherche-action. 

L’objectif doit rester clair : faire émerger, région par région, de véritables fédérations des soins primaires, capables de représenter l’ensemble des acteurs auprès des institutions, d’accompagner et mobiliser concrètement les professionnels. Un objectif qui ne pourra se concrétiser que par étapes : d’abord par des coopérations souples (alliances thématiques, plaidoyers communs et surtout événements conjoints), ensuite par des dispositifs et projets partagés, pour aboutir à des structures régionales fédératives à part entière. C’est en donnant du contenu et de la visibilité à ces rapprochements progressifs que pourra se construire une parole commune crédible, lisible, attendue sur le terrain. Les professionnels de terrain y verraient sans doute plus clair.  


Des dynamiques territoriales rappellent qu’au-delà des modèles nationaux, c’est bien par des coopérations locales, interprofessionnelles, que peut émerger une parole partagée*

Construire, région par région, des structures agiles mais stratégiques, capables de connecter les initiatives, d’accompagner les professionnels, de porter un plaidoyer commun. L’ambition n’est pas bureaucratique. Elle est profondément politique : redonner de la lisibilité, de la confiance, de la capacité d’agir aux acteurs de soins primaires. 

Si nous voulons convaincre au-delà du cercle des convaincus, il faut faire preuve de méthode, d’humilité, mais aussi de courage collectif. C’est dans les territoires que cette reconstruction peut naître, pas en accolant des fédérations ! Cessons de juxtaposer, fédérons. La coordination doit désormais se traduire dans les structures, les stratégies et les alliances." 

 

NOTE 
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Dans un entretien à Hospimedia (26 août 2025), à l’occasion des Universités de la coordination en santé organisées par la Facs, ses responsables soulignent : "La coordination ne se fait que grâce à des alliances concrètes, dans chaque territoire." Et d’ajouter : "Nous ne pouvons plus nous permettre la concurrence."
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